chapitre X
2011

Agrandissement : Illustration 1

Les révoltes de 1989 contre les régimes communistes en Europe, qui annoncèrent moins de deux ans plus tard la chute de définitive de l’URSS, résultent de dynamiques internes à chaque pays mais sont aussi le produit d’un événement politique extérieur majeur : la décision de Gorbatchev de ne plus intervenir et de ne plus soutenir militairement un régime politique contesté satellite de Moscou.
Quand il arrive au pouvoir en 1985 Gorbatchev hérite d’une situation désastreuse. La guerre en Afghanistan qui fait rage depuis presque six ans et a plongé le pays dans le chaos est un gouffre financier pour l’URSS et elle ternie son image à l’international. Les moudjahidines, ces “combattants de la liberté“ pour Reagan, soutenu par les Etats-Unis contrôlent désormais 80% du territoire. À l'origine Moscou était intervenu pour soutenir un régime allié, mais désormais l’occupation semble sans fin. En 1986, alors que l'occupation semble sans fin ni but, Gorbatchev déclare « Allons-nous combattre sans fin en montrant que nos troupes sont incapables de gérer la situation ? Il nous faut sortir aussi vite que possible de ce processus ».
Ainsi donc, la chute du mur de Berlin, qui intervient la même année que la fin de la guerre en Afghanistan, n’a été possible que par la non intervention de Moscou en RDA. Une sorte de feu vert tacite, sans lequel l'interventionnisme du coup de Prague de 1968 aurait pu se rejouer.
Cette non intervention des forces du pacte de Varsovie fait tâche d'huile et signe le départ de multiples revendications démocratiques en Europe de l’est. La Roumanie se libère de Ceausescu, la Tchécoslovaquie de son gouvernement et la Pologne débute les négociations entre le général Jaruzelski et les représentants de Solidarnosc. Cette contestation s’est propagée à l’ombre d’une garantie : la non ingérence de Moscou. Nous allons voir ici, en quoi la situation du Moyen-Orient de 2011 est semblable au sens où les révoltes du Printemps arabes bénéficient aussi - pour le meilleur et pour le pire, d'une garantie de non-intervention de l'Occident.
Si l’année 1991 marque l’amorce d’une phase conséquente de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient1, la situation dont hérite le président Obama en 2008, mandat sous lequel se dérouleront les Printemps arabes de 2011, est celle d’une hégémonie en déclin. L’occupation militaire dans le Golfe après 1991, puis la guerre contre le terrorisme en 2001 et la gestion calamiteuse de l’occupation de l’Irak après 2003, décrédibiliseront totalement le rôle de l’Amérique dans la région. Les Etats-Unis sont à peu près partout détestée dans le monde arabe2, et ne sont désormais plus en mesure d’intervenir ou d’imposer leurs choix politiques. Les insurrections arabes de 2011 bénéficieront donc d’une relative bienveillance de Washington à leur égard, allant de l’indifférence au soutient militaire (Libye), sans lesquelles elles ne purent aboutirent. Pour comprendre l’attitude de l’administration Obama, qui motivera le départ de Moubarak en Égypte, accordera un soutient militaire aux insurgés Libyens mais dont ne bénéficieront pas les syriens, tout en laissant carte blanche aux pétromonarchies du Golfe pour réprimer les révoltes chez elles, il est important de revenir sur la chronologie des faits.
Obama et le Moyen-Orient
L’élection d’un chef d’État américain à ceci de particulier qu’elle ne concerne pas ses seuls ressortissants. Et cela au regard du rôle prééminent joué par leur pays à l’échelle du monde. La résonance de cet événement, variant sensiblement en fonction de la couleur politique du locataire de la Maison-Blanche. La diplomatie américaine, c’est-à-dire l’attitude de l’administration concernant les questions de politiques étrangères oscille suivant ses présidents, entre plusieurs doctrines qu’on qualifie grossièrement d'interventionniste ou au contraire d'isolationniste, de réaliste (realpolitik) ou de d’idéaliste. Le réalisme, a consisté pendant la guerre froide en une stratégie de l’équilibre des puissances (dont l’isolationnisme est une variante). Le pays n’intervenant pas à l’étranger ou exceptionnellement, afin d’empêcher la montée en puissance d’un concurrent ou d’un danger. L’idéalisme quant à lui, implique une domination offensive qui consiste en un effort soutenu pour imposer un contrôle et une direction sur différentes zones du globe. L’histoire politique américaine regorge de référence à ces politiques traduites en doctrine : la doctrine Monroe, Polk, Ohney, Roosevelt, Open door Policy, Fourteen points, Wilson, Nixon, Reagan Clinton. En ce sens, la politique de George Bush après les attentats du 11 septembre, est qualifiée par le chercheur Zaki Laïdi d’ « expansionnisme messianique » et de « mission civilisatrice 3» c'est-à-dire d’interventionnisme idéaliste. Et c’est de huit ans de doctrine Bush, dont Obama hérite.
Quand il arrive à la Maison-Blanche il hérite de cinq conflits : Iran, Irak, Afghanistan, Israël et Corée du Nord. Si son prédécesseur était animé d’un messianisme idéologique, le premier président noir est lui un réaliste qui reflète les contraintes propres au XXIème siècle. Et si il n’a pas de grande vision, il ne souhaite pas pour autant perdre le leadership que détiennent les Etats-Unis au niveau mondial. Avec l’émergence de nouveaux acteurs géopolitiques comme la Chine et la Russie, les USA ne peuvent désormais plus à eux seuls régler les problèmes du monde. Mais ils n’envisagent pourtant pas qu’ils se règlent sans eux.
Le premier pas d’Obama envers le Moyen-Orient est le discours qu’il prononce en juin 2009 au Caire dans lequel il affirme être « en quête d’un nouveau départ entre les musulmans et les Etats-Unis ». Il refuse le « choc des civilisations », assure vouloir résoudre le conflit en Palestine, et parle même de l’illégitimité des colonies. Son discours sera interrompu 37 fois par des applaudissements du public. Il rappelle la responsabilité de son pays dans la situation en Irak. Tout en réaffirmant l’universalité des droits il insiste sur le fait qu’aucune nation n’a le droit d’imposer à une autre un système politique. En 2010, John Brenann, conseiller pour la sécurité intérieur et au contre terrorisme déclare même que le « le djihad est un pilier de l’islam, une lutte sainte, un effort pour se purifier de l’intérieur» rappelant que les USA « sont en guerre contre Al-Qaïda » pas contre les musulmans. La rupture avec son prédécesseur est donc totale. Si la guerre contre la terreur à pu donner l’impression d’une croisade américaine, Obama rappelle lui que le problème est le terrorisme et Al-Qaïda. En ce sens, la mort de Ben Laden en mai 2011 lors d’une opération secrète de 40 minutes impliquant une vingtaine d’hommes est une réussite qui détonne par rapport à l’occupation militaire de l’Afghanistan et de l’Irak, motivées à l’époque elles aussi par la traque d’Al-Qaïda. Obama s’impose comme chef de guerre, tout en arrivant à clore la séquence du 11 septembre.
Indépendance énergétique
A ces considérations politiques il faut rajouter une évolution majeure en terme énergétique : c’est celle de l’arrivée fracassante des huiles et gaz de schistes américains. Entre 1970 et 2004, la société américaine fut dépendante jusqu’au deux tiers de ressources énergétiques étrangères. Situation qui a probablement poussée la diplomatie américaine durant toutes ces années vers nombre d’interventions extérieures. Apparu en 2006, s’accélérant 2010, la production d’huiles et de gaz de schistes allait bouleverser toutes les statistiques énergétiques mondiales. En 2014 les USA n’allaient dépendre plus que de 38% des importations, et allaient mêmes exporter pour la première fois du gaz de l’autre côté de l’Atlantique à une Europe essayant de se défaire du gaz Russe. L’afflux massif de cette nouvelle source allait aussi lancer tous les pays producteurs dans une course folle amenant à une chute vertigineuse des prix – l’objectif étant de couler l’industrie américaine des schistes. Cette chute, obligeant parfois des pays à vendre à perte pour garder leurs parts de marchés, allait redéfinir radicalement un certain nombre de question sociale et politique pour les pays rentiers. Rappelons que l’occupation du Koweït par Saddam Hussein en 1990 avait été motivée par cette chute des prix, empêchant l’Irak de pouvoir rembourser ses prêts contractés après la guerre avec l’Iran (1980-1988). Nous aborderons la question de l’avenir des pays rentiers, à l’époque de la chute des prix et du réchauffement climatique, dans la conclusion. Des experts estiment même que l’indépendance énergétique des Etats-Unis pourrait survenir d’ici à 2035. C’est donc dans ce contexte de déconfiture de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient et d’autonomisation sur le plan énergétique que les Printemps arabes éclosent.
Surtout, ces révolutions allaient radicalement remettre en cause un pacte essentiel qui a structuré les relations entre l’Occident et les pays arabes : le pacte du silence. Ce pacte consistait en ceci : Les Etats-Unis bénéficiaient d’un accès aux ressources énergétiques, obtenait de l’Arabie Saoudite une stabilité des prix (swing Producer), le maintien de ses bases militaires et donc d’un rapport de force face à l’Iran, le maintien de la suprématie d’Israël et donc des relents d’un conflit avec les palestiniens, le soutien des pays arabes dans la lutte contre le terrorisme et le refus pour ces derniers d’accéder à des armes de destructions massives. En échange de quoi les Etats-Unis acceptaient volontiers de fermer les yeux sur la nature des régimes, le soutien militaire à ces pays (Égypte), et le soutien financier aux pays non pétroliers (Égypte et Jordanie) et une garantie de bénéficier de la puissance militaire américaine face à l’Iran. Ce pacte fonctionnait donc à l’avantage des deux parties, le seul grand absent étant la société civile.
L’État rentier, fonctionnement en bout de course
La caractéristique commune des pays dans lesquels se déclenchèrent les Printemps arabes est qu’il s’agit d’États rentiers. C’est-à-dire qu’une partie considérable de leurs revenus proviennent d’une rente. En 2010, 60% des habitants des pays arabes vivaient dans un pays exportateur de pétrole. Si on rajoute le gaz ce pourcentage monte à 85%. Et si on inclus les minéraux, c’est la quasi-totalité des arabes qui vivent dans des pays d’où la richesse est extraite du sous-sol. Il existe ensuite d’autres types de rentes, comme la rente géographique, provenant par exemple des droits de passages (canal de Suez, pipeline, oléoduc, route) la rente touristique (Égypte, Jordanie), les rentes de placements financiers (principalement pour les pays du Golfe) ou encore les subventions4. On peut donc dire que le pétrole, en tant que source primaire de cette rente, a diffusé un mode de comportement étatique et de gouvernance particulier.
La caractéristique d’un État rentier, est qu’il a atteint un tel degré d’indépendance économique par rapport à sa population qu’il n’atteint d’elle rien d’autre que son silence5. Il est autonome vis-à-vis de la société civile, d’où le fait que celle-ci ait été totalement exclue du pacte du silence dont nous parlions plus haut. Contrairement à l’État qui prélève taxes et impôts et dont on atteint une redistribution, l’État rentier lui redistribue ses confortables bénéfices comme il l’entend. En générale, une classe proche du pouvoir, comme la famille royale dans les pétromonarchies, une caste militaire en Algérie, au clientélisme en Libye s’arroge une partie importante de ces bénéfices. Quand le prix du baril est fort l’État peut éventuellement redistribuer cet argent à la population, mais quand les courts baisses, c’est la faillite fiscale, les programmes d’allocations sont menacés et la paix sociale aussi. Comprendre ce qui se passe au Moyen-Orient aujourd’hui, ne peut donc se faire qu’à travers le prisme de l’histoire du pétrole.
Cette économie de rente, gérée par un personnel politique en place depuis 30 ou 40 ans, ne fonctionnait plus, laissant par exemple la place aux Frères Musulmans le rôle social de l’État, d’autant qu’elle donnait lieu à des inégalités scandaleuses. Dans la plupart des récits qui sont faits des Printemps Arabes, l’argument des pauvres contre les riches, de la scandaleuse opulence des classes dirigeantes comme facteur de révolte, revient régulièrement. En Syrie on parles des « pelouses des riches(qui) restaient vertes et luxuriantes » tandis que les robinets des pauvres n’étaient alimentés qu’une fois par semaine6. Ou encore « La révolution syrienne a éclaté contre une modernisation économique libérale privilégiant les riches (...) se limitant aux secteur bancaire, aux universités privées et aux voitures de luxes. C’est une révolution contre un régime qui a fait de “modernisation et développement“ une doctrine masquant la relation privilégiée et illégitime entre le pouvoir et l’argent. C’est une révolution contre les riches qui ont pillé le pays du temps du régime baasiste avant de devenir les seigneurs de l’économie libérale » écrit Yassin al Haj-Saleh dans La révolution des gens ordinaires7.
Quand les révoltes commencent à éclater, l’administration Obama, et l’Occident de manière générale, qui ont jouit pendant des années de la relative stabilité de ces dictatures, sont dans l’embarras. Mais le président américain comprend qu’il serait de toute façon improductif de s’opposer publiquement à ces bouleversements. Son mot d’ordre devient dès février 2011 orderly transition (la transition dans l’ordre). Sans pour autant appeler ouvertement au départ de Moubarak, Obama en appelle aux respects des droits universels du peuple et appelle le pouvoir à ne pas recourir à la violence. Ce qui paraît évidemment compliqué pour le travail de maintien de l’ordre de la police dans le cadre d’une insurrection. Comme seul un bailleur de fond peut le faire, il appelle ensuite à la mise en place d’un gouvernement plus juste et des réformes. Ce revirement, c’est-à-dire le fait d’abandonner ce partenaire qu’était Moubarak, est finalement dans la continuité du discours du Caire de 2009. Ne pas intervenir, ne pas s’imposer, laisser les dynamiques locales et la société civile s’exprimer publiquement. Qui plus est, vu le poids des intérêts américains en Égypte, et sa place dans la région, les américains n’avaient aucun intérêt à soutenir ce pouvoir et potentiellement voir poindre un risque de guerre civile. Une transition en douceur et une prise de contact avec l’opposition étant la solution la plus intelligente pour préserver leurs intérêts.
On a beaucoup parlé du rôle de l’ombre qu’aurait censément joué les Etats-Unis dans l’éclosion d’un mouvement réclamant le départ de Moubarak. Les théoriciens du complot, alimentés tantôt par faits avérés, tantôt par des rumeurs, débouchant sur des hypothèses affirmées comme des vérités, assurant voir la main de Washington derrière les manifestations de rue. En effet, comme en témoignent les dépêches Wikileaks, Washington subventionnait des ONG égyptiennes se consacrant à la « promotion de la démocratie ». Mais c’était omettre que ces sommes sont dérisoires en rapport à celles que les USA versent aux forces répressives de ce même pays8. Evidemment il paraît pour le moins étrange de subventionner des forces progressistes en même temps que celles qui seront chargées de les réprimer, mais c’est une façon d’être présent dans toutes les strates de la société, d’assurer un équilibre des puissances.
Obama va donc afficher un soutient de façade et une solidarité envers les revendications populaires. Mais cette solidarité à ses limites. A Bahreïn, où Washington ne pouvait tolérer un changement de régime, Obama tout en dénonçant les excès de la répression, va très vite reprendre ses livraisons d’armes à la monarchie après une brève interruption. Il faut dire que les américains y possèdent une base militaire qui leur sert à sécuriser le Golfe et de rempart contre l’Iran. C’est donc tout naturellement qu’ils laissèrent les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) envoyer des troupes pour réprimer les manifestations.
La Libye
Un cas particulier, dont va découler par la suite l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis des révoltes est celui de la Libye. Avec la Tunisie et l’Égypte, le pays sur lequel Kadhafi règne depuis 1969 s’insurge très tôt dans cette chronologie des Printemps arabes. Mais l’insurrection et la répression vont prendre une tournure autrement plus dramatique que chez ses voisins du Maghreb.
D’abord ce qu’il est important de noter, c’est que les américains n’avaient aucun intérêt à intervenir dans ce pays, qui ne fait pas partie de leur périmètre. La position d’Obama à la base était d’ailleurs de ne pas intervenir, mais en un week-end, celui du G8 de mars 2011, elle va changer. Nous allons expliquer pourquoi.
Evidemment Kadhafi se présente comme une victime d’un complot impérialiste de l’Occident. Fidel Castro, Hugo Chavez ou le président sandiniste nicaraguayen Daniel Ortega allaient logiquement souscrire à ce récit et afficher leur soutien au guide (puis plus tard à Bachar al-Assad). C’était omettre que la Libye n’avait rien d’un pays anti-impérialiste. En effet, depuis le début des années 2000, Kadhafi était redevenu fréquentable et on était loin du colonel nassérien et leader tiers-mondiste des années soixante et soixante-dix. Les partenariats commerciaux autour du pétrole et des armes y étaient signés régulièrement. Les américains livraient des opposants en exil, qu’on savait promis à une mort certaine. Sans parler des accords avec Berlusconi pour le contrôle des flux migratoires en Méditerrané.
Reprenons. En 2003, quand les américains envahissent l’Irak à la recherche des fameuses armes de destructions massives, Kadhafi prend peur. Il est sur la liste des États voyous (rogue states), mais redevient fréquentable dès lors qu’il y renonce. Le guide redevient recommandable et les chefs d’États y défilent uns à uns pour venir signer de juteux contrats. C’est dans ce contexte que né l’histoire du financement de la campagne présidentielle de Sarkozy de 20079.
Les liens entre le régime de Kadhafi et la France sont anciens. Dès 1969, quand le jeune commandant Nasserien arrive au pouvoir, Paris lui vend des Mirages. Quatre ans plus tard il est reçu à Paris par Pompidou qui réussi de nouveau à lui vendre de l’armement, tout en fournissant une aide militaire au Président du Tchad François Tombalhaye en guerre contre ... la Libye. Dans les années 1980, le pays est accusé de fomenter des attentats. Une discothèque à Berlin en 1986 (3 morts et 200 blessés), le crash d’un Boeing 747 de la Pan Am en Écosse en 1988 (243 morts), ou celui du DC10 d’UTA en 1989 (170 morts dont une majorité de français). En 1992, un embargo semblable à celui de l’Irak est décrété. En 2004 la Libye verse 2,7 milliards de dollars aux victimes dans le cadre de procédures judiciaires, tout en protestant de son innocence. Les sanctions sont levées.
Pourtant bien avant cette date Paris autorise divers industriels de l’armement commencent à reprendre contacte avec Tripoli 10. Eurocopter, Dassault et Thalès entament des discussions dès 2001. En 2005 Sarkozy alors ministre de l’intérieur se rend à Tripoli pour y discuter gestion des flux migratoires. C’est, selon plusieurs sources, à ce moment que se serait joué le financement de sa future campagne à venir de 200711. Après son élection à la présidentielle, les rapports franco-libyens éclatent au grand jour. Il parvient à faire libérer les infirmières bulgares accusées d’avoir inoculées le virus du sida à des enfants puis signe des accords commerciaux, sur le nucléaire, pour des Airbus et de l’armement. Quelques mois plus tard Kadhafi se rend à Paris, plante sa tente dans les jardins de l'Élysée pour y signer 10 milliards d’euros de contrat.
Quand les Printemps arabes éclatent, la France qui elle aussi a profité du pacte du silence, est dans l’embarras. Le 12 Janvier 2011, Michèle Alliot-Marie, coutumière des voyages comme ministre de l’intérieur en Libye avec son mari, Patrick Ollier, président du groupe d’amitié franco-libyenne à l’assemblée, déclare que la situation en Tunisie « est complexe » et propose une coopération des forces de l’ordre française « faire bénéficier du savoir faire français en matière de maintien de l'ordre ». Deux jours plus tard Ben Ali prend l’avion. Il ne reviendra pas. L’opprobre est jetée sur la diplomatie française. Ce qui explique peut-être par la suite le zèle de Sarkozy en Libye, afin de redorer le blason droit-de-l’hommiste de la France.
Mais alors pourquoi l’Occident est-il intervenu en Libye ? D’abord se retourner contre l’allié de la veille est monnaie courante. Il suffit de penser à la façon dont Saddam Hussein est passé du statue de rempart arabe contre l’expansion chiite en 1988 à pariât en 199012. Ensuite en mars 2011, la Ligue Arabe, dont chacun des membres avait eu maille à partir avec Kadhafi, estima que Kadhafi avait perdu sa légitimité en raison des nombreuses violations des droits de son peuple et lâche le dictateur. Elle affirme son soutien au Conseil National de Transition (CNT), et appelle au conseil de sécurité de l’ONU à la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. C’est cette décision, et la peur de paraître en décalage avec ses alliés, qui aurait semble-t-il accélérer la décision américaine d’intervenir.
Ensuite il y ce discours du 22 février, dans lequel il Kadhafi affirme vouloir combattre « jusqu'à la dernière goute de sang » les « jeunes drogués » « manipulés par des barbus » alors même que les révoltes ont à peine commencé. C’est donc aussi la crainte d’un bain de sang, qui poussera les puissances occidentales à intervenir. Même la Chine et la Russie, s’abstiendront d’apposer leur véto. En cas de carnage, l’inaction de l’Occident aurait été pointée du doigt. Pour Sarkozy, c’est aussi une façon de se racheter par rapport à l’attitude de son gouvernement vis-à-vis de la Tunisie. Enfin, la crainte est aussi celle d’une guerre civile, c’est de voir le chaos s’installer et profiter à des groupes liés à Al-Qaïda.
Le facteur pétrole rentre aussi en jeu, mais il est secondaire. La Libye possède la neuvième ressource pétrolière la plus importante du monde. Ce qui en fait le premier producteur d’Afrique. Mais surtout contrairement aux tankers en provenance du Golfe qui mettent parfois un mois à arriver en Europe, la Libye est en face de l’Europe. Elle exporte donc en 2010 vers l’Italie (28%), la France (15%), l’Allemagne et l’Espagne. Infliger des sanctions économiques, comme un embargo à un pays redevenus fréquentable aurait été problématique. Un changement de gouvernement, offrait aussi la possibilité, de redéfinir la répartitions des parts, de s’insérer dans le marché, d’y développer les infrastructures et de profiter du fond souverain qui se compte en milliards de dollars. 17 jours après l’adoption au conseil de sécurité de l’ONU, dans laquelle la France a joué un rôle déterminant, pour venir en aide aux insurgés, une lettre rendue publique par Libération, destinée à l’Émir du Qatar, intermédiaire entre le CNT et la France, affirme attribuer « 35% du total du pétrole brut aux Français en échange du soutien total et permanent à notre Conseil »13. Mais cette lettre n’accorde pas pour autant la thèse selon laquelle l’Occident serait intervenu en Libye pour le pétrole. Il s’agit « pour les membres du CNT, cet accord n’est que la juste rétribution, au sens culturel du terme, du soutien offert par la France et confirmé par le large vote des parlementaires français »14 explique spécialiste.
Revenir sur l’intervention qui a permis la chute de Kadhafi est importante. D’abord parce qu’il ne s’agit pas du même type d’intervention que celle en Irak en 2003. Ensuite cette intervention va avoir des répercussions par la suite sur l’attitude de l’Occident vis-à-vis des révoltes arabes. Si la chute de Kadhafi n’aurait pas été possible sans l’intervention extérieure, le pays est maintenant devenu chaos sur lequel prolifèrent les groupes djihadistes. La sous-traitance de l’immigration ne fonctionne plus. Ce bilan va refroidir les américains, qui seront frileux à l’idée d’intervenir de la même façon en Syrie. Qui plus est, la Syrie n’est pas un pays pétrolier, et représente donc un intérêt économique moindre. Et la répression d’al-Assad a été graduée. La révolution syrienne n’avait pas commencée15 que Kadhafi lui promettait un bain de sang. De plus Kadhafi était relativement isolé, tandis qu’ al-Assad bénéficie du soutient de l’Iran, du Hezzbolah et de la Russie. Envoyer des armes ou intervenir là-bas signifiait potentiellement nourrir une situation chaotique, ce qui s’est effectivement passé, et créer un terrain favorable à Al-Qaïda. Enfin, dernière explication c’est la proximité avec Israël, les occidentaux ne souhaitant pas voir une guerre civile naître à proximité de l’État hébreu occupant le plateau du Golan depuis 1967.
Les frères musulmans
Nous allons maintenant étudier l’acteur qui a sans doute tiré son épingle du jeu de ces événements, la confrérie des Frères musulmans. Pour comprendre les relations qui lient la confrérie aux Etats-Unis il faut remonter loin. Celle-ci née en 1928 dans une Égypte alors encore sous protectorat britannique. Après la guerre, dans la foulée de la défaite arabe de 1948, les nationalistes arrivent au pouvoir un peu partout au Proche et Moyen-Orient. Ils vont parvenir à marginaliser l’influence de la confrérie. Mais à partir de 1970, la faillite du nationalisme devient patente et la crise de l’URSS achève de discréditer le communisme, le champ devient libre pour une nouvelle phase d’expansion de l’intégrisme religieux. Ce schéma vaut pour nombre de pays, mais c’est en Égypte qu’il est particulièrement visible. En 1954 quand Nasser arrive à la présidence du conseil des ministres, il rompt avec la confrérie et décide de l’interdire. S’amorce alors une phase de répression, durant laquelle les frères finiront soit en prison soit exilé en Arabie Saoudite. Pendant les années Nasser, c’est alors qu’un lien va unir la confrérie aux américains. Les uns et les autres ayant les mêmes ennemis : le communisme (athée) et le nationalisme, et par-dessus tout le nassérisme, union de ces deux courants. Qui plus est, Washington et les frères ont un ami en commun : le Royaume saoudien. Qui d’ailleurs est détesté par Nasser, en tant qu’allié de Washington. « les arabes devraient commencer par libérer Riyad avant de libérer Jérusalem » avait déclaré Nasser en 1952. La fondation en 1962 de la Ligue du monde musulman à La Mecque témoigne de cette alliance antinassérienne et anticommunisme entre les saoudiens, leurs alliés américains et la confrérie.
Quand Sadate, qui combattait le nassérisme, la gauche et l’URSS, arrive au pouvoir en 1970, il va utiliser la religion comme arme idéologique pour faire contrepoids à son opposition de gauche. Il va se rapprocher de Washington, des saoudiens et faire libérer de prison les Frères emprisonnés sous Nasser. En 1979, la Révolution Iranienne va devenir un sujet de discorde pour le trio. Les frères saluent la prise de pouvoir de Khomeyni, tandis que les saoudiens et les américains y voient une révolution anti américaine, anti monarchique et chi'ite. Mais l’invasion de l’Afghanistan n 1979 allait vite les réunir.
Le second événement qui allait faire se consumer la relation du trio elle celle de la guerre du Golfe. Les Frères s’opposent au déploiement monumentale de GI’s dans la région et la guerre contre l’Irak. Les pétromonarchies elles, terrorisaient par Saddam, allaient servir de camp de base aux américains. Cette intervention vis Al-Qaeda, l’allié d’hier se retourner contre ses alliés (Riyad et Washington) comme Saddate avant eux, qui après avoir ouvert les vannes de l’intégrisme se fit assassiner dix ans plus tard par la frange la plus dur. Et c’est à cette période qu’un nouvel acteur fait son apparition : le Qatar.
Le Qatar, les frères musulmans et Washington
Le Qatar cherche à compenser sa petite taille par une influence politique et une diplomatie expansive. Face à ses mastodontes de voisins, l’Arabie Saoudite et l’Iran, il arrive en nouant des relations multiples et contraires à s’imposer sur la scène régionale et internationale. L’Émir noue des liens avec Téhéran, avec qui il partage un des plus importants champ gazier du monde, tout en étant accusé d’entretenir des liens avec Al-Qaeda, et en demeurant le bailleur de fond des Frères musulmans, tout en accueillant depuis 2003, le CentCom, le centre de commandement militaire américain au Moyen-Orient. Suite à l’agression israélienne au Liban de 2006, il soutient le Hezzbolah pourtant chi’ite et affilié à l’Iran, tout en étant membre de la CCG et en entretenant des liens commerciaux avec Israël.
L’Émir aime jouer les intermédiaires. Ce fut le cas entre Saddam Hussein et Washington, Kadhafi et Washington en 2003, le Hamas (la branche palestinienne des frères musulmans, qu’il soutient) et Arafat et reçoit chez lui le président syrien et iranien. Mais la relation la plus importante que le Qatar va réussir à nouer est celle des Frères et des États-Unis.
Comme on l’a dit plus haut, les liens entre l’islamisme et les Etats-Unis sont anciens. Cette alliance contre-nature trouvait sa source dans une situation particulière, la guerre-froide, où l'ennemi commun soviétique les réunissait.
Dans les années soixante les frères musulmans, persécutés par Nasser trouvent refuge en Arabie Saoudite. Mais en 1991, quand cette dernière propose de devenir la base arrière des américains pour l’opération Tempête du désert, le divorce entre la confrérie et la Royaume est total. C’est à ce moment là que le Qatar proposant à la Confrérie en rupture avec Riyad, d’accueillir les Frères. Doha devient la nouvelle capitale de la confrérie, le Qatar son nouveau bailleur de fond. Comme le pacte de Najd en 1744, qui scelle le début du wahhabisme, on assiste à une nouvelle alliance entre l’Émir, du Qatar cette fois-ci et le prédicateur, la confrérie. Les saoudiens déçus après 1991 de ne revoir la Confrérie dans son sillage s’investissent alors dans un autre courant idéologique : le salafisme qui n’est autre que du wahhabisme saoudien destiné à l’exportation.
Après le onze septembre, Georges Bush se devait de ne négliger aucun effort dans la lutte contre le terrorisme. Pour cela, il allait nouer des liens avec des « islamistes modérés ». Un article16de 2005, basé sur des documents confidentiels déclassifiés, explique la stratégie américaine de l’après onze septembre. Une des stratégies qui y est mentionnée est de soutenir et nouer des alliances avec des personnalités islamistes qui rejettent la violence et Al-Qaeda. Au sommet de la liste : les Frères musulmans. Et de fait, après les attentats, la confrérie allait doucement retourner dans le giron de Washington comme allié précieux dans la lutte contre le terrorisme, par l’intermédiaire de l’Émir du Qatar. En 2004, à Doha a lieu l’US Islamic Forum qui réunit alors les américains, les islamistes turcs de l’AKP qui soutiennent l’invasion de l’Irak et des membres de la confrérie, dont Rached Ghannouchi futur leader d’Ennahdha la branche tunisienne de la confrérie. Après l’invasion américaine de l’Irak, la branche irakienne de la confrérie participe à l’autorité d’occupation (Coalition Provisionnal Authority). A contre-courant de la communauté sunnite qui boycottera les élections ou se lanceront dans le terrorisme, les frères se rallient donc à la collaboration avec l’occupant. La branche syrienne elle, soutiendra l’invasion devant l’hostilité que témoignait le ba’ath syrien, cherchant ainsi à nouer des liens avec les américains.
En 2006, avec la victoire du Hamas aux législatives palestiniennes de 2006, les relations vont se refroidir. Israël oblige. Moubarak en Égypte en profite pour lancer une nouvelle répression contre la Confrérie. Mais avec l’élection d’Obama en 2008, et par l’intermédiaire de l’Émir du Qatar, les relations allaient se détendre. Il est évidemment trop tôt pour mesurer l’influence des frères dans la suite des Printemps arabes. En Tunisie, pays dans lequel la Confrérie réussit à aller le plus loin dans le processus démocratique, ils furent contraint de signer un pacte constitutionnel les obligeant à renoncer à leurs principes de bases (charia, inégalité homme femme, et liberté de conscience).
NOTES
1 Voir le chapitre sur la guerre du Golfe.
2 L’étude muslmims believe US seeks to undermine islam d’avril 2007 établie que 73%des indonésiens, 72% des pakistanais et 92% des égyptiens sont convaincus que la volonté de l’Amérique est de combattre l’islam.
3 Le monde selon Obama, Zaki Laïdi, Stock, Paris, 2010.
4 84% des subventions américains sont à destination du Proche-Orient, principalement à Israël.
5 Pour un exposé de l’État rentier et une critique lire Mohammed Hachemaoui, La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie, Réexamen critique des théories de « l'État rentier » et de la « malédiction des ressources », Revue française de science politique N°62, 2012, disponible sur Cairn.
6 Robin Yassin-Kassab et Leila al-Shami, Burning country : Syrians in Revolution and War, Pluto Press, Londres, 2016, traductions française par L'échappée (2019).
7 Yassin al Haj-Saleh, La question syrienne, Actes Sud, Arles, 2016.
8 1,3 milliards de dollars d’aide militaire contre 150 millions pour les ONG selon dossier details egypt’s case against democracy groups, New York Times, 20/02/2012
9Voir les enquêtes de Fabrice Arfi de Mediapart.
10 voir chapitre Scène de chasse en Libye dans Jean Guisnel, Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canons, La Découverte, Paris, 2011.
11 voir les articles sur Les réseaux Libyens de Sarkozy de Simon Piel, journaliste au Monde.
12 Voir le chapitre sur la guerre du Golfe.
13 Pétrole : l’accord secret entre le CNT et la France, 1/09/2011, Libération et Or noir, Nicolas Sarkozy, Kadhafi et intervention en Libye, 15/01/16, Vice News.
14Pétrole : l'accord secret entre le CNT et la France, 1/09/11, Libération
15 Elle commence officiellement le 15 mars. Voir chapitre sur la Syrie.
16 David Kaplan, Hearts, minds and dollars, US News & World Report, 17/04/2005