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MI JANVIER 2019, des enquêteurs se sont rendu compte que 17 des 21 incendies que l'État californien avait connu en 2017 avaient été déclenchés par les lignes électrique ou des transformateurs du groupe PG&E, principal fournisseur d'électricité de la région. Sécheresse aidant, ces incendies étaient devenus des feux de forêts massifs, aux conséquences incontrôlables et aux dégâts considérables. La responsabilité de PG&E est aussi mise en cause dans l'incendie du Camp Fire de 2018 qui ravagea le Golden State et causa la mort de 86 personnes.
L'entreprise en pâtit sur les marchés financiers où le mastodonte économique passa d'une valeur de 25 milliards de dollars à quatre milliards en peu de temps. L'action s'effondra de 87% et PG&E dut faire face à 750 procès et 30 milliards de dollars de dette avant d'être placé en faillite. Pour le Wall Street Journal, qui pendant des années a cherché à minimiser le réchauffement climatique, la faillite d'une telle entreprise pourrait marquer une étape importante : il s'agirait de « la première grande entreprise victime du changement climatique »1.
En décembre 2018, 415 investisseurs représentant 32 mille milliards de dollars d'actifs mettaient en garde contre le changement climatique. Les quatre degrés qui s'annoncent pourraient causer 23 mille milliards de dollars de dégâts dans les 80 prochaines années. Il s'agirait d'une crise trois ou quatre fois plus importante que celle de 2008, mais permanente et qui s'aggraverait avec le temps2.
Les conséquences du réchauffement climatique se font d'ores et déjà ressentir sur le capitalisme. Pendant des années, les économistes ont cherché à analyser ce problème en terme de coût/bénéfice, arguant qu'il était peut-être plus rentable de ne rien faire dans l’immédiat. Cette position paraît aujourd'hui intenable. Elle n'avait de toute façon qu'un seul objectif : faire perdre du temps et retarder l'intervention étatique tant crainte par les partisans du marché. L'industrie polluante sait que son temps est compté. Elle a nié pendant des années le réchauffement puis, quand cela n'était plus possible le caractère anthropique de ce réchauffement. Elle admet aujourd'hui qu'il y a un réchauffement, qu'il est d'origine humaine (l'Humain à bon dos), mais n'en continue pas moins à investir pour retarder la mise en place de mesures visant à limiter ses effets. Un rapport récent estime par exemple que les cinq plus gros pétroliers ont dépensé 200 millions de dollars par an depuis l'Accord de Paris pour « pour contrôler, retarder ou s’opposer aux politiques climatiques contraignantes ». « BP par exemple, a versé 13 millions de dollars dans une campagne, également soutenue par Chevron, qui a permis de bloquer une taxe sur le carbone dans l’État américain de Washington »3.
Si certains cherchent par tous les moyens à retarder la mise en place de mesures contraignantes et efficaces, ils cherchent aussi à valoriser des mesures ayant peu d'impacts sur leurs activités. Parmi celles-ci on trouve l'idée d'un marché d’échange de quotas carbone. Ce mécanisme est un désastre, pas seulement à cause des fraudes et des dysfonctionnements très connus et largement médiatisés, mais dans son fonctionnement même. Et c'est précisément parce qu'il est inefficace qu'il est tant choyé par l'industrie.
1 « PG&E: The First Climate-Change Bankruptcy, Probably Not the Last », The Wall Street Journal, 18/01/2019
2 https://www.unepfi.org/news/industries/investment/the-largest-ever-investor-statement-to-governments
3 « Les géants du pétrole dépensent tous azimuts pour et contre le climat », Euractiv, 22/03/2019
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Frédéric Hache travaille pour Green Finance Observatory et est l'auteur du rapport 50 nuances de vert. Il nous explique en quoi le marché carbone grâce à son inefficacité est voué à un bel avenir politique.
On peut télécharger 50th shades of green sur le carbone ICI et le deuxième rapport sur la biodiversité ICI.
En 2005 l'Union européenne a mis en place le plus grand marché carbone mondial censé lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. Ce mécanisme concerne 11 000 sites en Europe dont 1 400 sites polluants en France. Pourquoi a-t-on choisi cette méthode plutôt qu'une autre et quel est son bilan ?
Il y a plusieurs mécanismes pour faire face au réchauffement. L'atténuation, qui vise à faire baisser les émissions, l’adaptation qui vise à accroître nos capacités à faire face au réchauffement et la géo-ingenierie, qui vise à agir sur le climat. Dans les politiques d'atténuation, on a plusieurs options possibles, plus ou moins efficaces, les réglementations contraignantes traditionnelles, les taxes carbone ou, la solution choisie au niveau européen, le marché. L’idée initiale était d’aller vers une taxe carbone, mais la fiscalité ne faisant pas partie du mandat de l’Europe et quelques Etats Membres s’opposant à cette solution, le marché a été choisi. Le marché a l'avantage de mettre tout le monde d'accord en apparence : on donne l’illusion que le problème est adressé tout en ne changeant pas grand-chose en réalité. Cette capacité des marchés à simultanément promettre un changement « une fois que le prix de la tonne de CO2 sera suffisamment haut » tout en maintenant le statu quo est très précieux politiquement si on souhaite continuer à prioritiser la croissance et la compétitivité.
Quel bilan peut-on faire du marché carbone européen depuis 2005 ?
Le premier c'est l'énorme excédent de droits à polluer. Sur la phase II (2008-2012) on a un excédent de 1,5 à 2 milliards de crédits carbone et sur la phase III (2012-2020) on pense finir avec un surplus de 2 milliards.
Sur la phase III, dans laquelle on est actuellement, on a donné 43% des crédits gratuitement, le reste étant mis aux enchères. Un rapport a établi que sur la phase II cela correspondait à 24 milliards d'euros de bénéfice pour les industries polluantes. C'est-à-dire que les industries polluantes ont généré 24 milliards en vendant des crédits et en faisant payer au consommateur le coût carbone, qu'en vérité elles ne payaient pas.
En fait c'est simple : suite à la réforme de la phase IV, le carbone a été en 2018 la matière première la plus rentable. Un grand nombre de banques sont en train de ré-ouvrir des desks de trading.
Au delà du fait qu'il y a un excès de quotas accordés aux entreprises, qui aboutit au fait que, non seulement, la pollution ne leur coûte rien, mais en plus elle rapporte, vous soulignez le problème de l'absurdité de la compensation. C'est-à-dire de ce concept de l’«additionalité». Vous pouvez expliquer ce que c'est ?
Une entreprise peut créer des permis de polluer en « compensant » ses émissions : un projet de plantation d’arbres en monoculture par exemple générera un certain nombre de crédits. Afin de déterminer le nombre de crédits auquel correspond le projet, il faut être capable de calculer les émissions évitées ou capturées par le projet sur les 100 prochaines années, c’est ce qu’on appelle l’additionalité. Or un certain nombre d’études ont démontré qu’on est incapable de calculer avec précision cette additionalité. Cela signifie qu’un certain nombre de permis additionnels sont créés – qui s’ajoutent aux crédits distribués dans le cadre du marché d’échange de quotas – et dont il est très incertain qu’ils correspondent à une quelconque réduction ou capture des émissions.
C'est-à-dire que si je fume dix cigarettes par jour habituellement, et que j'évite d'en fumer une, je pourrais générer un droit à fumer une cigarette que je pourrais vendre sur un marché ?
On peut faire ce parallèle. Mais le problème de l’additionnalité réside dans le fait qu'on est incapable de dire si on a réellement évité de rejeter ce carbone. C'est un scénario hypothétique.
En fait quand on dit qu'un projet évite de polluer et qu'il génère des crédits carbone, il faudrait imaginer un monde alternatif sans ce projet en prenant en compte tous les paramètres. Il faudrait faire la différence entre deux scénarios, sur le temps de permanence du CO2 dans l'atmosphère (cent ans).
Comme cette additionnalité repose sur un scénario fictif, une hypothèse, il y a évidemment énormément d'abus. Notamment en ce qui concerne la déforestation avec le mécanisme REDD. Les scénarios prédisent une déforestation massive et la libération d'énormes quantités de gaz à effet de serre, qui finalement n'arrive pas. Cet écart entre l'hypothèse catastrophique et le rendu final est généré en termes de crédits.
Pour en revenir aux mécanismes flexibles, une étude de 2017 du Okö Institut de Berlin a établi que 85 % des projets de compensation ne baissaient pas les émissions, et seulement 2% pouvaient peut-être le faire. En clair, on a généré artificiellement 650 millions de crédits carbone avec ces mécanismes compensatoires, sans pour autant enlever 650 millions de tonnes de CO2 de l'atmosphère. L'additionalité n'est pas calculable et repose sur une incertitude énorme..
Ce qui est frappant à la lecture de votre rapport et d'autres sur le sujet, c'est la porosité de la frontière entre la mafia et ce qu'on pourrait appeler des « pratiques mafieuses ». Les médias associent le marché carbone à l'affaire de la « fraude à la TVA carbone » qui fut une pratique illégale. Mais la partie légale de ce marché est tout autant tendancieuse.
Il y a eu effectivement un certain nombre de fraudes spectaculaires, mais le problème de se focaliser sur les fraudes est que ça donne l’impression que c’est un problème à la marge qui peut être réglé, tout comme les excès de permis. Or les marchés carbone souffrent aussi de failles conceptuelles insolubles, moins connues mais beaucoup plus graves, car elles remettent en cause l’existence même de ces marchés.
Justement vous pointez deux failles conceptuelles. Celle de l'additionalité dont on vient de parler, et celle de l'absence de signal-prix.
Ce qu'il faut comprendre c'est que le marché carbone n'est pas un marché traditionnel. Le carbone n'est pas une matière première, personne n'achète spontanément du carbone comme on pourrait acheter une tonne de riz ou un lingot d'or. C'est un pseudo marché créé de toutes pièces par une règlementation. Et ça a pas mal de conséquences.
Le principe du système d’échange de quotas repose sur l’existence d’un signal prix : l’idée est que le prix de la tonne de CO2 est censé augmenter de manière progressive, pour inciter les entreprises à changer de technologies et de sources d’énergie vers des alternatives plus vertes. Or en réalité il a été démontré que le prix est extrêmement volatile, en dents de scie, ce qui fait qu’aucune tendance n’est observable sur les prix. La conséquence de ça est qu’un industriel observant le prix de la tonne de CO2 ne peut en tirer aucune information lui permettant de décider ou non de changer de technologie. En d’autres termes, le signal prix n’existe pas. La conclusion logique est que les marchés carbone ne pourront donc jamais jouer leur rôle théorique d’incitation à un changement de comportement et de technologie.
La volatilité des prix vient de la spéculation, l’activité principale des marchés financiers, et on sait en outre qu’elle va augmenter au fur et à mesure qu’on s’approche de la fin des ressources naturelles.
En théorie, le nombre limité et décroissant de quotas devrait lui aussi conduire à une réduction des émissions. En réalité le plafond sur le nombre de quotas n’a jamais réellement existé, du fait de l’autorisation par le passé d’utiliser aussi des crédits compensation – qui peuvent être créés à l’infini – au sein du système d’échanges de quotas. A partir de 2020 les crédits compensation carbone du mécanisme de développement propre de l’ONU seront interdits dans le système d’échange de quotas. Il y a cependant fort à parier que de nouveaux crédits compensation seront autorisés.
Ce qui est paradoxal c'est que les produits dérivés ont été développés soi-disant pour stabiliser le marché, puisqu'il s'agit de vendre avant d'avoir produit, indépendamment des fluctuations du marché. Mais ils ont aussi eu pour conséquence d'accroître la spéculation et la volatilité des prix. Donc comme pour les émeutes du riz de 2008, qui sont la conséquence de cette spéculation, on pourrait imaginer la même chose pour le carbone ?
Oui et non. Ça va être la même chose car la volatilité du prix va exploser du fait de la spéculation accrue. Le signal prix va être encore moins visible. Mais à la différence des denrées alimentaires, il y a une grosse volonté politique de ne pas laisser monter le prix de la tonne de carbone trop haut et trop vite, par exemple en rajoutant des credits carbone actuellement stockés dans une réserve de stabilité. Donc on n'aura pas une hausse très rapide. Ce qui aurait été bien pour le carbone en l'occurence, contrairement aux denrées alimentaires..
Le prix de la tonne de carbone est-il plus volatile qu'un autre produit ?
La volatilité des prix, c'est l'écart type de la variance. Le mathématicien Nicolas Bouleau résume les choses ainsi : quand on regarde la mer pendant quelques minute, on voit les vagues, mais on est incapable de savoir si la marée monte ou descend. La volatilité c'est les vagues. Et en l'occurence sur le marché carbone il y a beaucoup de houle. La volatilité de la tonne carbone est énorme, c'est 60 %. c'est comme si il y avait des vagues monstrueuses. La fluctuation des prix des devises c'est 10 à 15% de volatilité. Le marché action 20 à 30 %. 60 %, c'est énormissime, on est plus proche du marché du pétrole ou de l'électricité. Et cette fluctuation provient de la spéculation sur les produits dérivés liés au carbone
Question naïve : pourquoi continue-t-on de miser sur des politiques qui ne fonctionnent pas ?
Dans le rapport je cite les confessions d'un lobbyiste travaillant dans un des secteurs les plus polluants : « une seule catastrophe naturelle majeure suffirait à entraîner l’abandon des politiques actuelles au profit d’autres mesures. Tout le monde sait que les marchés carbone ne fonctionnent pas et ne fonctionneront jamais. Nous pensions qu'ils allaient disparaître et nous avons été agréablement surpris quand l'Accord de Paris les a sauvés ».
Ce qu'il faut comprendre c'est que le marché carbone est autant un échec environnemental qu'un succès politique. Le marché promet tout, à tout le monde. Il permet de réconcilier des intérêts divergents. Il promet aux libéraux de ne pas trop réglementer, aux écologistes de faire quelque chose. Il a un attrait politique.
Mais ce qui est terrible c'est l'argument comme quoi il serait « mieux que rien ». D'abord parce que « rien » n'existerait pas. On n'imagine pas en 2019 un gouvernement européen dire qu’il ne se préoccupe pas du changement climatique. Le marché carbone vient forcément prendre la place de politiques alternative, qui pourraient être plus robustes.
C'est-à-dire que l’empressement avec lequel les pollueurs font la promotion du marché carbone vise à occuper le terrain et à anticiper ce qui pourrait advenir ?
Oui. Dans une déclaration étonnamment franche, David Hone, conseiller en chef de Shell pour les changements climatiques, s'est récemment attribué le mérite de l'inclusion d'un marché carbone dans l'Accord de Paris comme un moyen d'anticiper et prévenir d'autres réglementations. Il en va de même pour certaines politiques qui reposent sur le volontariat. Comme le marché de compensation CORSIA réservé à l'aviation et qui sera volontaire jusqu'en 2027. Il s'agit d'anticiper les réglementations à venir en disant « regardez tous les efforts que nous avons faits de notre plein gré ».
Ce marché carbone de l'aviation est stupéfiant. Ce secteur, qui devait être soumis au système de quotas européen a réussi à s'exclure des négociations de l'Accord de Paris et réussi à décider de ses propres règles. CORSIA s'annonce diablement inefficace : il ne prend en compte que les vols internationaux (60% du trafic), il est volontaire jusqu'en 2027, et ne concerne que la pollution qui dépassera à partir d'une certaine date (donc pas l'intégralité des émissions). Qui plus est il n'y aura pas de plafond, les compagnies aériennes commencent déjà à acheter de la forêt aux quatre coins du monde. Arriver à un tel degré d’inefficacité ça crée des envieux j'imagine ?
Sans doute, ce que la société civile voit comme un scandale, certains secteurs industriels le voient comme un modèle intéressant.
Que va-t-il se passer par la suite avec l'Accord de Paris ?
Dans l'Accord de Paris, plusieurs articles reprennent l'idée d'un marché carbone qui aurait vocation à remplacer notamment les mécanismes de compensation de Kyoto qui ont été des échecs spectaculaires. Du point de vue environnemental mais aussi social. Dans le texte ils s'appellent désormais ITMO (Internationally Transferred Mitigation Outcomes). Ce n'est évidemment pas anodin qu'on ne parle pas de marché carbone. C'est un choix et pas un hasard.
Un des mécanismes de compensation, le MDP (mécanisme de développement propre) qui s'achève en 2020 sera remplacé par le MDD (mécanisme de développement durable). Il y a une pression pour qu'on se mette d'accord cette année à la COP25 au Chili. La question c'est, est-ce qu'on va autoriser ce qui n'a pas fonctionné par le passé et qui a provoqué des scandales ? Ça on verra.
Revenons sur la fonction des marchés carbone. Dans Carbon Democracy, Timothy Mitchell explique que la conception contemporaine de l'économie s'est développée avec le pétrole. Au Vingtième siècle, le pétrole ne faisait que baisser et ses ressources semblaient inépuisables, l'horizon de la croissance était sans limite. Les théories néo-libérales aussi. Le rapport du Club de Rome de 1972 va remettre en question cette vision. Le marché carbone, idée libérale de la résolution des nuisances maintient cette illusion d'une croissance infinie. Quelles en sont les conséquences ?
C'est effectivement la question clef. Le marché carbone, l'illusion de croissance infinie maintient un statu quo. Historiquement la croissance permet de ne pas poser la question de la redistribution des richesses et des inégalités. Aujourd'hui tout le monde reconnaît que les inégalités ont explosé et que le partage du gâteau est de plus en plus inégal. Mais la croissance évite toute discussion ou protestation. Par contre si on reconnaît que la croissance n'est pas infinie, alors cela ouvre la question difficile de la redistribution.
Au delà de ça, cela pose cette question éthique, pourquoi confier le problème de « la fin du monde » à l'économie ?
Dans le rapport je fais un parallèle avec le permis de conduire à points. Le permis de conduire c'est le droit de commettre des infractions routières où l'on donne un équivalent en points à un feu rouge grillé, l'absence de ceinture ou un excès de vitesse. On estime que cette marge de douze points est nécessaire pour la société, sans quoi plus personne n'aurait le permis et tout s'arrêterait. La pollution c'est la même chose au sens où l'on estime qu'elle est un mal nécessaire au développement, à la croissance, à l'emploi... en attendant la transition. Dans les deux cas on met en place un seuil de tolérance que l'on juge nécessaire à un bien être social. Un peu d'infractions routières et un peu de pollution sont un mal nécessaire.
Dans le cas du marché carbone, les quotas sont librement négociables entre pollueurs, car il a été estimé que cela apportait un mieux-être sociétal en réduisant le coût de conformité pour les entreprises : les entreprises pour lesquelles changer de technologie est moins cher sont incitées à le faire en premier, et peuvent vendre leurs quotas aux autres.
On pourrait argumenter que selon le même principe, autoriser la vente de points de permis apporterait un mieux-être sociétal en transférant le droit de commettre des infractions à ceux qui peuvent acheter des points de permis. Or on ne le fait pas pour des raisons évidentes, obéir à la réglementation n’est pas une question de moyens financiers, et autoriser la vente de permis de points de conduire entrainerait une hausse des infractions, les bons conducteurs vendant leurs points aux récidivistes au lieu de les laisser non utilisés.
Un économiste comme William Nordhaus pose la question climatique en termes de coût/bénéfice. En gros il pose la question : quand vaut-il mieux protéger l'environnement, aujourd'hui ou demain ? En général la réponse est demain, car c'est plus rentable. Il trouve une température d'optimum économique de 3,5°C de réchauffement, qui est en gros « la température la plus rentable à laquelle nous faire cuire ». Et il a reçu le prix Nobel d'économie pour ça …
Ce qui est paradoxal c'est que cette analyse coût/bénéfice que l'on fait sur la question du climat on ne la fait pas ailleurs. On n'imaginerait pas le faire sur la sûreté nucléaire, aérienne ou alimentaire. Imaginez : vaut-il mieux qu'un avion se crashe occasionnellement et indemniser les victimes ou vérifier la sécurité, ce qui aurait un coût? Vaut-il mieux indemniser les victimes de l'amiante ou désamianter ? Pourquoi est ce que l'on déciderait que la problématique climatique devrait être soumise à une analyse coût/bénéfice ?
Parlons de l'actualité. Le mouvement des gilets jaunes de contestation de la taxe carbone pose une question intéressante. Qui doit payer le coût de cette transition ?
Le mouvement des gilets jaunes est très intéressant puisqu'il pose la question de la fiscalité écologique et de qui doit la supporter. Qui doit supporter le coût de la transition ? Les entreprises polluantes ou les citoyens ? Et est ce que ça doit être une taxe socialement régressive comme la TVA qui touche tout le monde de façon équivalente ou une taxe progressive comme l’impôt sur le revenu ?
En fait il faut mettre ça en parallèle avec ce qui est en débat actuellement à la Commission européenne. Il y a un débat sur la mise en place d'un Green Supporting Factor, qui est présenté comme une manière d'encourager le crédit vers des activités vertes. En gros, cela consiste à donner des avantages prudentiels aux banques qui investiraient dans des activités vertes, quelque chose qui ressemblerait à une subvention implicite. Mais il n'y a pas de proposition miroir, d'un facteur brun qui pénaliserait les investissements bruns carbones. En gros ce qu'on propose aux banques c'est … des cadeaux. Des cadeaux pour les inciter à faire plus de vert, mais pas de taxe.
Ce qu'on propose aux citoyens c'est des taxes. Quel message on envoie aux citoyens ?
La tonne de carbone est une sorte d'étalon qui permet de faire correspondre tout un tas de choses (une forêt, une éolienne, une cheminée d'usine) sur le marché carbone. La tonne de carbone est l'étalon commun de la finance pour le marché dans la lutte contre le réchauffement climatique. Il n'existe en revanche pas d'étalon commun pour la biodiversité. On comprend aisément pourquoi, il est évidemment plus dur d'en trouver un. Comment la finance aborde-t-elle ce problème ?
Un marché de compensation sur la biodiversité risque d’émerger au niveau mondial à partir de 2020 avec la conférence CDB COP15 des Nations Unies.
L'UE avait commandé une étude en 2010 pour la mise en place d'un marché de compensation biodiversité. La proposition allait très loin. Prenons un exemple. Vous voulez construire une autoroute et détruire un habitat de flamands roses. Premier cas de figure : la règlementation dit non, allez construire l'autoroute ailleurs. Deuxième cas de figure : ok pour l'autoroute mais recréez un habitat de flamands roses dans un rayon proche. Le troisième cas de figure, habitat banking, ok pour l'autoroute mais vous devez compenser quelque part en Europe et pas par un habitat de flamands roses, mais par un service écosystémique de valeur équivalente. Donc vous restaurez un habitat de chauves souris Roumanie et on considère que c'est compensé. En caricaturant.
La proposition a failli être introduite en 2014 dans les directives Habitat et oiseau. Finalement rejetée devant le tollé. Cela pourrait revenir avec l'agenda finance durable et d'autres initiatives.
À Notre-Dame-des-Landes, Vinci n'arrivait pas à compenser les zones humides, alors le bureau d'étude a mis en place un « coefficient de transaction » qui permettait de compenser quelque chose par autre chose. Un hectare de zone humide détruit par dix hectares de prairie compensé ailleurs. Mais là, dans votre exemple, compenser des flamands roses en Camargue par de la forêt en Roumanie, vous exagérez ?
Non pas du tout, mais tout cela c'est dans le tome II de 50 Nuances de vert sur la biodiversité.