Dans la nuit du 23 au 24 août 1940, trois jours après que les allemands soient rentrés dans Brest, un soldat se présente au manoir de Coecilian, propriété de l'écrivain Saint-Pol Roux, au bout de la pointe de Camaret sur la Presqu'île de Crozon. L'écrivain a connu une petite notoriété autour de 1890 comme poète associé au mouvement du symbolisme. Il n'a rien publié depuis 1907, raison pour laquelle il est progressivement oublié en dehors de la Bretagne. Sauf de ses amis Victor Segalen, Jean Moulin, Max Jacob, Louis Ferdinand Céline ou André Breton qui en fait un précurseur du surréalisme.
Visiblement éméché l'allemand menace l'écrivain, sa fille Divine et leur bonne Rose. Il les force à descendre dans la cave et cherche à abuser de Divine. Le père octogénaire protège sa fille comme il peut mais au cours d'une mêlé, l'allemand tue la bonne et blesse grièvement Divine. C'est finalement le chien qui fera fuir le soldat. Le soudard sera fusillé. À l'époque les allemands cherchent à jouer la carte de la bienveillance. Après trois mois à l'Hospice civile de Brest au côté de sa fille l'écrivain retrouve son manoir pillé. Désespéré il meurt de chagrin dans les bras de Divine. Saint Pol Roux devient alors le symbole de l'impossible cohabitation entre les civils et l'occupant allemand. C'est à lui qu'est dédié Le Silence de la mer le premier livre des éditions de Minuit publié en 1942. Mais quel est le lien entre le drame de Camaret et le roman de Vercors ?

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Quand la guerre éclate, Jean Bruller pas encore Vercors se casse la jambe. En convalescence avec sa famille en Charente Maritime il assiste pendant l'été 1940 à l'arrivée des allemands à Saintes. Ils « se sont biens conduits. Ni violences, ni pillages. Aimables empressés, payants rubis sur l'ongle » et même « attentifs et câlins envers les enfants ». Bruller constate que la population fait un accueille « chaleureux aux vainqueurs ». Écoeuré il hésite entre la lâcheté et aveuglement. L'impossibilité de rejoindre l'Angleterre l'oblige passer la saison estivale au pays du Cognac et à assister à cette accommodation des populations.
À l'époque Bruller, a quarante ans. Après avoir été ingénieur en électricité, puis être devenu caricaturiste et illustrateur au milieu des années 1920, il décide à la fin de sa convalescence de rentrer en Seine-et-Marne. Refusant de publier quoique ce soit dans une France occupé il devient alors menuisier. Quelques années plus tôt pour l'édition d'un de ses livres Bruller avait rencontré Pierre de Lescure.
Écrivain et éditeur, quand l'armistice est signé Lescure cherche à travailler pour les anglais. Par l'intermédiaire de son cousin Robert le Guyon il collabore pour l'Inteligence Service. Un réseau se met en place entre Paris et la Bretagne qui prend en charges des agents anglais, recueille des infos sur les forces françaises démobilisées, la construction du mur de l’Atlantique pour les transférer à Londres. Pendant l'occupation Lescure est lecteur du théâtre Montparnasse. Une couverture parfaite qui lui permet de circuler facilement et de créer du lien dans le monde de l'édition. Trois mois après l'armistice les allemands mettent en place de nouvelles règles d'éditions. 136 maisons d'éditions et plus de mille livres sont interdits pour propagande anti-allemande, pro-communiste ou juive. Pour Lescure comme pour Bruller il est impensable de se plier aux exigences de l'occupant. Lescure va chercher Bruller et lui propose de fonder une maison d'édition de livres clandestines.
Leurs motivations sont semblables « l'allemand s'installe chez nous en pays conquis (…) où il trouve pour servir un sultan, le vieux pacha de Vichy, ses vizirs et ses sbires ». Les deux compères se désolent de l'attitudes des écrivains français qui « ne firent du bruit que grâce à notre silence forcé ». Pour eux la collaboration littéraire, publier sous l'ennemi ou carrément collaborer avec lui « atteignit plus sans doute le moral du pays et l'influence de la pensée française que la propagande allemande ». Lescure et Bruller refusent l'exil, comme Bernanos, « un aveu de faiblesse » ou le pacifisme d'un Giono. Les éditions de Minuit sont nées. C'est « la France qui n'a pas démissionnée ».
Bruller / Vercors, qui jusqu'ici n'était pas écrivain, propose à Lescure un manuscrit autour du thème du silence. L'idée lui vient d'un ami : assis au restaurant derrière deux allemands dont il surprit la conversation « sans pouvoir lever le petit doigt », ces derniers ce gaussaient de la naïveté des français qui avaient foi en la volonté de coopération affiché par les autorités.
Lescure lit le manuscrit du Silence de la mer en octobre 1941. Werner von Ebrennec, officier de la Wehrmartch, d'une grande correction et d'une grande culture s'installe chez un oncle et sa nièce. Comme seule résistance, ils refusent de lui adresser la parole. Lescure l'éditeur conquis, il s'agit maintenant de le publier.

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Il faut trouver du plomb pour les caractères d'impression et du papier au marché noir. Il faut trouver un imprimeur. Il faut stocker les feuillets puis les assembler (le brochage). Vercors, le technicien s'occupe de tout. Il trouve un imprimeur dans le XIIIème arrondissement de Paris. Celui-ci, dont la boutique est coincée entre deux agences de pompes funèbres s'est spécialisé dans les faire-part de deuil. Il est situé juste en face de la Pitié Salpêtrière, devenu un hôpital allemand. Entre deux annonce de décès il imprime une feuille du Silence de la mer (premier tirage de 400 exemplaires) tandis que les soldats et infirmiers allemands défilent devant sa vitrine. Vercors le technicien du livre charge sur son vélo du plomb pour l'imprimerie d'un bout de Paris à l'imprimerie. Puis transporte les feuillets de l'imprimerie à un appartement pour l'assemblage.
L'auteur imprime son livre, mais il reste anonyme. Même auprès de ses complices Bruller se fait appeler Drieu. Il dit être en liaison avec Vercors, qui reste inconnu du plus grand nombre. Personne ne sait qui se cache derrière Le Silence de la Mer pas même la femme de Bruller. L'identité de l'auteur sera d'ailleurs « le secret le mieux gardé de la guerre » pour Aragon.
Le Silence de la mer est imprimé en février 1942. Mais Lescure qui participe à un réseau de résistance avec les anglais préfère en retarder la distribution de six mois. Le livre commence à circuler sous le manteau. Qui a bien pu l'écrire ? À Londres on croit reconnaître la main d'André Gide. Qui peut bien l'éditer ? On pense à une grande maison d'édition (Gallimard ?) sous couverture .
Le livre circule en zone libre comme en zone occupé. Deux femmes se chargent du transport dans Paris. À vélo, à pied en métro. Elles amènent les livres un à un aux abonnés. À Vichy, un allié se sert de la valise diplomatique pour en transporter. Yves Farge alors journaliste au Progrès à Lyon et en lien avec les FTP en ramène dans le Rhône. Aragon dans la Drôme. Mais la diffusion reste compliquée. Elle ne peut se faire que par petite quantité. Des valises qui se perdent, dans les trains ou que l'ont doit abandonner.
Mais peu à peu le catalogue des éditions s'étoffe tandis que Le silence de la mer sort de France. Il arrive aux USA, en Australie, au Québec, à Beyrouth. En 1943 à Londres un tirage de 10.000 exemplaires est épuisé en quinze jours. En février 1944 les éditions de Minuit traduisent et publient Nuits Noires de Steinbeck à 1.500 exemplaires. Leur plus gros tirage, toujours dansla clandestinité.
En novembre 1944, Lescure, contraint de fuir arrive en Suisse. À Radio Genève il déclare avoir été stupéfait de voir l'écho des éditions dans les différents maquis. « Étudiants, ouvriers, parachutistes anglais, américains... » tous connaissent les éditions de Minuit.
Alors le drame de Camaret a-t-il pu inspirer Vercors ? En vérité Bruller pensait Saint Pol Roux mort de vieillesse (86 ans à l'époque). Il découvre par hasard le drame de Camaret durant l'impression de son livre. Il propose alors à l'imprimeur de rajouter une dédicace tant l'histoire de Camaret résonne avec son roman Le silence de la mer.
ce texte a été publié dans le numéro 1 du journal La Brèche.
Disponible en kiosque.

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