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Billet de blog 23 décembre 2019

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Climat, sécheresse et guerre en Syrie

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[Daech] est la “bonne“ idée, au “bon“ endroit, au “bon“ moment.
Le fascisme islamique, Hamed Abdel-Samad, 2013

Illustration 1

LE SAMEDI 23 MARS 2019, après des semaines de combats erratiques, les forces démocratiques syriennes (FDS), alliance kurdo-arabe soutenue par la coalition anti-État Islamique (EI) conduite par les États-Unis terminaient de reprendre le village de Baghouz, mouchoir de poche de 500 mètres de côté, dernier territoire de la multinationale du terrorisme Daech. « Baghouz a été libéré. La victoire sur Daech a été remportée. Le soi-disant Califat a été totalement éliminé » tweettait Mustafa Bali, porte-parole des FDS. Le groupe aura réussi ce qu'aucun autre groupe terroriste n'avait réussi à faire avant lui, prendre, contrôler et administrer un territoire et ses habitants. À son apogée en octobre 2014, quatre mois après la proclamation du « Califat », l'EI règne sur 60 000 km2 de territoire utile et 185 000 km2 de territoire désertique « sous-influence », soit l'équivalent de la Grande-Bretagne, où vivent 7 millions de personnes. Évidemment la fin de Daech en tant qu'État ne signifie pas sa fin en tant qu'organisation. Ses membres, ses combattants, ses structures ne vont pas se volatiliser. Le terme de « libération » est donc impropre, car il fait référence pour nous à la Seconde Guerre mondiale et donc à la fin d'un conflit. Mais la bataille contre l’EI n’est pas un conflit entre États, et ne se termine donc pas par une capitulation. Entre décembre 2018 et février 2019 le groupe a mené 180 attaques, tuant ou blessant 600 personnes, dans des territoires syriens dont le groupe avait été chassé il y a plus de deux ans. Selon l'ONU, le groupe continue de générer des revenus et disposerait d'un butin difficilement estimable (entre 50 et 300 millions de dollars), c'est-à-dire largement de quoi financer le « retour au désert » et à la clandestinité théorisé et déjà pratiqué par le groupe dix ans auparavant en Irak avant de venir se greffer sur la crise syrienne trois ans plus tard. Un mois après la chute de Baghouz, le groupe a revendiqué son plus gros attentat hors de Syrie et d'Irak : 253 morts au Sri Lanka. Al-Baghdadi, son leader, qui n'était pas apparu depuis juin 2014 et la proclamation du Califat, réapparaissait sur une vidéo, annonçant le début « d'une longue bataille ».

Côté syrien le bilan de ces huit années de guerre est effroyable. Sur 21 millions d'habitants, entre 300 000 et 500 000 ont été tués et un million et demi sont invalides. Six millions de syriens vivent à l'étranger et 6,6 millions sont déplacés à l'intérieur du pays dans des conditions souvent précaires. Le pays a perdu les trois quarts de son PIB qui est passé de 60 milliards de dollars en 2010 à 15 milliards aujourd'hui. Un tiers des habitations et des immeubles ont été détruits. Le secteur agricole produit moins qu'il y a trente ans. Le coût de la reconstruction est estimé à 200 ou 400 milliards de dollars que ni Moscou ni Téhéran n'assumeront. Quant à l'absence d'alternative politique elle n'incite pas les occidentaux à participer à la reconstruction dans un pays de toute façon soumis à des sanctions, ni les réfugiés à rentrer chez eux. Un tiers du territoire est encore hors de contrôle du régime. Les ressources stratégiques sont tenues par d'autres : les barrages de l'Euphrate et les champs d'hydrocarbures du nord-est par les Kurdes, et les mines de phosphates par les Russes.

On ne peut comprendre l'arrivée fulgurante de l'EI et son incroyable expansion sans prendre en compte les conditions qui président à son développement. Il y a évidemment une multitudes de facteurs qui rentrent en jeu, mais on ne peut pas faire abstraction de la question énergétique. Avec le réchauffement climatique, ce n'est plus simplement l'extraction d'énergie fossile qui génère des conflits, mais aussi les conséquences de l'utilisation de ces combustibles, c'est-à-dire le réchauffement climatique. Si « l'histoire du Moyen-Orient se confond avec celle de ses guerres » comme l'écrit Robert Fisk dans La Grande Guerre pour la civilisation c'est – entre autres, en raison des ressources de son sous-sol. Ironie de l'histoire c'est dans la région d'où on extrait le plus de carbone du sous-sol que les effets du réchauffement sont les plus violents. Comme un malheur n'arrive jamais seul, la hausse des températures s'accompagne d'une cascade de conséquences toutes plus graves les unes que les autres (stress hydrique, baisse des rendements agricoles, déplacement de population). Nous allons essayer ici de voir en quoi la sécheresse qui toucha la région syrienne dans les années précédant la révolution de 2011 et sa calamiteuse gestion par le pouvoir a pu jouer dans le déclenchement de cet événement.

Sans doute François Hollande n'avait-il pas tort en affirmant en décembre 2015 à la tribune de la COP21 que « le réchauffement porte en lui les conflits comme la nuée l'orage ». Peut-être faisait-il référence à cette étude publiée dans la revue Science1 en 2011 basée sur la dendrochronologie (l'étude des anneaux de croissance des arbres) et cherchant à lier le taux de carbone dans l'atmosphère sur une période de 2 500 ans avec les événements politiques, économiques et sociaux. Les scientifiques trouvèrent de nombreuses corrélations, notamment qu'une météo positive allait souvent de pair avec une période d'ascension (Empire romain entre le IIIème siècle av-JC et le IIème siècle ap-JC , ou encore l'Europe médiévale du XIème au XIIIème siècle). Et a contrario, une météo défavorable ayant un impact sur la production agricole, pouvait amplifier les crises politiques, sociales et économiques. Et de citer l'exemple, des invasions barbares du IIIème siècle ap-JC (sonnant le glas de l'Empire Romain d'Occident) qui suivirent une période de sécheresse. Ou encore qu'une vague de froid vers 1 300 annonça des famines puis, des années plus tard, la grande peste de 1 347. La conclusion de l'étude était la suivante : si nos sociétés modernes sont moins perméables aux influences météorologiques « elles ne sont pas pour autant immunisées.»

Ce lien entre climat et conflit sociaux alarme de plus en plus, a fortiori à l'heure du réchauffement et des dérèglements climatiques, c'est-à-dire au moment où c'est désormais l'humain qui influence le climat. À tel point qu'en juillet 2018 (le troisième mois le plus chaud depuis 1 900) le conseil de sécurité de l'ONU s'est réunie pour discuter de la question. Un diplomate y expliquait qu'il suffit de « superposer une carte de l’arc des conflits du Sahel à l’Afghanistan aux données sur les vagues de chaleur pour mieux comprendre l’enjeu2 ». « Le changement climatique est lié aux enjeux sécuritaires les plus pressants de notre époque. Aucun pays ne sera épargné», reconnaît la vice-secrétaire générale, Amina Mohamed, de retour d’un voyage dans la région du Sahel où elle a pu mesurer les effets des hausses des températures : « Déplacement forcé des populations locales, perte des moyens de subsistance, risques alimentaires accrus, marginalisation socio-économique et affaiblissement des institutions publiques qui agissent comme démultiplicateurs de la menace », a-t-elle détaillé.

En vérité cela fait un moment que les forces de sécurité, notamment américaine, s'alarment de ce problème. On peut citer Le rapport secret du Pentagone sur le réchauffement climatique en 2003 ou encore Le monde de 2030 vu par la CIA(publié en 2013), Le monde de 2035 vu par la CIA (publié en 2017) ou encore le rapport du think tank American Progress The Arab spring and climate change, probablement rapport de chevet de quelques stratèges militaires. On peut citer aussi la déclaration de James Mattis en janvier 2017 avant sa nomination comme ministre de la défense auprès de Trump affirmant que le changement climatique était désormais une « préoccupation majeure » du Pentagone3. En fait, Donald Trump est probablement le seul climato-sceptique de son administration.

Le cas de la Syrie

Le principal reproche fait à ceux qui font une « lecture climatique » des conflits, et notamment celui en Syrie, c'est le risque de dépolitiser l'évènement. « Surévaluer ce facteur c'est faire l'impasse sur une myriade d'autres facteurs qui engagent directement la responsabilité du gouvernement »4. Évidemment il ne s'agit pas d'affirmer qu'un coup de chaud peut suffire à jeter les gens dans la rue, ou qu'une canicule puisse déclencher une insurrection, mais de comprendre que le dérèglement climatique est un facteur aggravant.

Dans le livre Burning country on peut lire qu'une des raisons de la grogne qui précède la révolution de 2011 en Syrie est que « pendant les mois d’été, les robinets n’étaient parfois alimentés qu’une fois par semaine dans les quartiers les plus pauvres, tandis que les pelouses des riches restaient vertes et luxuriantes »5. On comprend premièrement qu'il y a de fortes inégalités et une arrogance des riches (comme souvent dans les révoltes), mais aussi que la sécheresse aggrave le phénomène. Et elle l'aggrave d'autant plus qu'on touche avec l'eau à un besoin fondamental de l'humain.

Évidemment, si en Occident on parle plus souvent de crises de surproduction que de mauvaises récoltes, ce n'est pas le cas dans des pays comme la Syrie où les populations liées à la terre ressentent plus violemment les dérèglements de la météo, qui influents les nappes phréatiques et in fine l'agriculture souvent vivrière. « Plus de 80 % des communautés au Sahel sont dépendantes de l’environnement. La disparition des ressources naturelles entraîne des conflits locaux qui deviennent nationaux puis régionaux. C’est un terreau fertile pour le terrorisme » affirme un membre de l'ONU cité plus haut.

Comme le résume un chercheur  : « On ne peut donc pas être catégorique et établir de lien direct entre changement climatique et conflits. Mais certaines régions comme l’Afrique subsaharienne sont habitées par des éleveurs ou agriculteurs qui dépendent des aléas climatiques. Si ces populations sont affectées par des événements climatiques extrêmes et ne peuvent plus assurer leur subsistance, elles migrent vers les villes où les services de base ne sont pas forcément rendus, où elles ne trouvent pas d’emplois et peuvent être tentées par des trafics ou le terrorisme. Pour les hommes vivant en bordure du lac Tchad, si la baisse des ressources hydriques et halieutiques ne leur permet plus de subvenir aux besoins de leur famille, cela peut devenir un facteur de tensions voire de recrudescence de l’activité jihadiste. C’est un paramètre qui joue. Il ne faut pas le négliger, sans non plus en faire le principal » 6.

Nous allons donc essayer d'analyser l'influence du facteur climatique dans la crise syrienne.

Rappel des faits

C’est le 17 décembre 2010 que Mohammed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits, s’immole à Sidi Bouzid en Tunisie, suite à un différend avec la police. Les mouvements de protestations s’étendent rapidement à tout le pays. En janvier 2011 ils s'étendent à la Jordanie, au Yémen et à l’Égypte. En février c’est au tour de la Libye, de Bahreïn et du Maroc. En Syrie les premiers appels à la révolte, camouflés derrières des manifestations de solidarité avec les Tunisiens et les Égyptiens, ne seront que peu suivis du fait de la peur qu’inspire le régime d’al-Assad. Quelques jours après la chute de Ben Ali et Moubarak, dans la ville de Deraa, dans le sud-ouest syrien des enfants écrivent sur le mur de leur école « ton tour viendra, docteur7 ». Une quinzaine de jeunes de 10 à 16 ans sont alors emprisonnées et torturés suite à l’inscription de ce tag. Aux familles réclamant leurs enfants, les officiers répondent « apportez-nous vos femmes, on vous en fera de nouveaux ». Ils sortiront finalement après avoir été torturés, les ongles arrachés. C’est que le président, qui assure que le printemps arabe n’a aucune raison de s’étendre à la Syrie, s’en inquiète en privé. Le 15 mars les manifestations de soutien aux enfants débutent puis gagnent tout le pays. « Les enfants de Deraa ne sont pas la raison de la révolution, ils en sont l’étincelle. La révolte aurait de toute façon éclatée. Mais sans eux cela aurait pu prendre plus de temps » déclare un militant des droits de l’homme8. L’engrenage manifestation/répression est lancé. Comme le rappelle Abdel Basset Sarout ancien joueur de foot de l’équipe nationale syrienne passé à la rébellion et harangueur de foule à Homs « nous écrivons ensemble l’histoire de la nouvelle Syrie. Une nouvelle Syrie sans ce régime qui parle de guerre entre les sunnites, les alaouites et les chrétiens. Nous sommes tous syriens, nous sommes tous égaux.9 »

Retour en arrière. « Les hommes font l'histoire » écrivait Marx, mais dans des conditions « directement données et héritées du passé ». En novembre 2008, un câble envoyé de l'ambassade des États-Unis à Damas au Département d'État américain, révélé publiquement des années plus tard par Wikileaks, écrit par Abdullah bin Yehia (le représentant de la FAO, la branche alimentation de l'ONU) décrit les effets de la sécheresse commencée en 2006 (et qui finira en 2010) et ses potentielles conséquences. Il la décrit comme la pire sécheresse depuis quatre décennies susceptible d'entraîner des « migrations de masse pouvant avoir un effet multiplicateur de pression économique et sociale ». Abdullah bin Yehia affirme de plus que le ministre syrien de l'agriculture dépassé et sollicite l'aide l'ONU10.

En fait, les prévisions faites dans par Abdullah bin Yehia se sont avérées prophétiques. En 2010 un million de Syriens (éleveurs et agriculteurs) durent effectivement migrer et rejoindre un autre million de réfugiés Irakiens dans des villes déjà surpeuplées. Mais on sait maintenant que ce que prédisait l'émissaire de l'ONU était en deçà de la réalité. «Pire sécheresse jamais enregistrée (...) provoquant une large dévastation des récoltes et une migration massive de familles de fermiers en direction des centres urbains 11 » peut-on lire dans une étude de 2015. Cette sécheresse n’est pas épisodique, puisque depuis 1998 elle est devenue « quasi permanente » avec une gravité sans équivalent depuis 900 ans. « Des centaines de villages ont été abandonnés tandis que les terres de culture se transforment en désert crevassé et que les animaux de pâturage meurent. Les tempêtes de sable sont devenues bien plus fréquentes et de vastes villages de tentes peuplés de fermiers privés de terres avec leurs famille ont surgi autour des villes de Syrie 12» écrit un journaliste en octobre 2010. Un a deux millions d’agriculteurs et d’éleveurs fuyant la désertification des terres se retrouvent amassés dans les banlieues de Damas, Alep, Homs ou Hama13. Une autre étude14 qui vient la confirmer, affirme aussi qu'il n’y a pas d’explication «naturelles» à cela. Elle ne peut qu'être imputée au réchauffement climatique.

C'est donc tout le tragique de cette histoire: le pétrole n'est pas seulement « une bénédiction, un fardeau » et « un facteur perpétuel de crise »15. Ses effets sont aussi «un facteur perpétuel de crise ». Le Moyen-Orient n'est pas seulement la région dont on extrait le plus de carbone du sous-sol, c'est aussi celle, où les effets du réchauffement climatique sont les plus violents. En juillet 2016, des températures de 54°C ont été enregistrées à Bassorah et au Koweït, et de 53° C en Iran. Selon les prévisions du GIEC, dans le dernier tiers de ce siècle, dans les villes de Dahran, Dubaï, Doha et Koweït City, la température pourrait atteindre 60°C. Plusieurs études tendent à montrer que la « température globe mouillé » (qui prend en compte l'humidité et le rayonnement solaire, c'est-à-dire la température réellement ressentie), une température au-dessus de laquelle le corps humain est en hyperthermie et ne peut pas évacuer la chaleur correctement, sera dépassé d'ici 2 100 dans le Golfe Persique. En clair, le Golfe pourrait devenir d'ici peu littéralement invivable.

Dans cette région, la plupart des pays sont des États rentiers. Si certains parviennent à diversifier la provenance de cette rente (rente géographique avec les droits de douane et de passage, rente de placement financier pour les pétromonarchies, ou rente accordée via le financement extérieur) le plus gros des revenus proviennent du sous-sol16. Pour rester compétitifs sur le marché de l'énergie, la stratégie choisie par certains pays est la surproduction. Les Saoudiens, dont 90% du PNB provient du pétrole, savent que l'ère du pétrole est peut être bientôt révolue. Ils surproduisent, faisant passer le prix du baril sous la barre des 30 dollars (juin 2014) afin de rendre toute autre source d’énergie non compétitive. Le Royaume est « dans une stratégie du désespoir », tout simplement « parce qu’elle n’en a pas d’autres [de stratégie] face aux nouvelles technologies et nouvelles offres de brut »17. Mais la température monte et la consommation intérieure a augmenté en quarante ans de 475%. Les 32 millions de Saoudiens brûlent autant de pétrole que les Indiens ou les Allemands, alors même qu’ils ne possèdent aucune industrie. 600 000 barils sont brûlés par jour pour produire de l’électricité, avec des pics l’été liés à l’utilisation des climatiseurs. « Imaginez un dealer d’héroïne qui n’a plus assez de doses à vendre, parce qu’il est trop occupé à se shooter lui-même » ironise un analyste18. Cette fuite en avant les Saoudiens peuvent se la permettre car ils possèdent un pétrole à faible coût d'extraction19.

Mais la Syrie n'est pas un État pétrolier. Elle a pourtant dû faire face aux conséquences de cette sécheresse anthropique dû à l'extraction et à la combustion de fossile. Les productions agricoles déclinèrent et le prix des denrées explosa, atteignant des niveaux incontrôlables.

Cette sécheresse est aussi couplée à des choix politiques désastreux. Entre 1999 et 2010, le pouvoir syrien choisi de subventionner massivement la culture du coton, faisant passer le nombre de puits de 135 000 à 230 000 sans prendre en compte le capital hydrique du pays. Durant cette période des rapports alarmistes (notamment grâce au lancement en 2002 des premiers satellites capables de réaliser un suivi des ressources en eau) se multiplient mais le pouvoir choisit de les ignorer. Au même moment le régime d’al-Assad, lance une campagne de rénovation de la classe dirigeante syrienne qui consiste à choyer une clique d’hommes d’affaires en les encourageant à s’emparer de secteurs de l’économie et à investir. En 2004 les banques privées sont de nouveau autorisées après quarante ans d'absence. Tandis que les récoltes s’effondrent, l’immobilier connaît un boom, les investissements venus du Golfe ou d’Iran affluent en masse. Dans ce contexte, la figure de Rami Makhlouf, cousin du président, qui contrôlerait 60% de l’économie, cristallise les colères. Les premières manifestations aux cris de « Makhlouf est un voleur » s’en prennent à ses boutiques de SyriaTel, la compagnie de téléphonie mobile dont il est propriétaire.

À la même époque, la guerre civile irakienne pousse des milliers de personnes sur les routes. Beaucoup d’entre elles trouveront refuges, en passant la frontière voisine, dans les grandes villes syriennes. Cet afflux massif d’immigrés pauvres et sunnites, allait raviver les tensions avec la minorité alaouite. Et ces tensions ethnoreligieuses entre majorité pauvre sunnite et minorité alaouite liée au pouvoir du parti ba’ath, allaient plus tard être instrumentalisées par Assad.

Syrie et Peak Oil

L’autre lien entre le déclenchement des événements en Syrie et le pétrole est lié à la raréfaction de ce dernier, et des conséquences qu’elle implique sur la société20. En 1996, la Syrie franchi son pic pétrolier, le fameux peak oil. Alors qu’elle produisait encore 610 000 barils par jour au milieu des années 1990, la production syrienne de brut ne cessera dès lors de baisser, atteignant à peine plus de 300 000 barils par jours à la veille de la révolution21. En quelques années la production allait baisser de moitié. L’essence, massivement subventionnée par le gouvernement, permettait au Syriens de la payer bien en dessous des prix du marché et au gouvernement d'acheter la paix sociale. Mais en 2008 alors que le baril atteignit 147 dollars, le président syrien décida de réduire les subventions à l’essence. Son prix tripla en une nuit. Après la crise financière de 2008, le prix du baril retomba à 40 dollars, asséchant de fait les finances de Damas. En l’espace de quelques années, le régime syrien perdît le bénéfice de la rente pétrolière et le peuple celui d’une essence bon marché.

Le couple pétrole et nourriture forme un cocktail social explosif. La Syrie autosuffisante en céréales commença dès lors à importer massivement, ce qui fît doubler le prix des denrées de base. Toujours privé de sa rente pétrolière Damas se trouva dans l’incapacité de subventionner la nourriture.

« Aujourd’hui, on ne peut comprendre le réveil arabe… sans prendre en compte le stress exercé par le climat, l’environnement et la population » conclut Friedman dans son article sur le câble de Wikileaks. Mais le stress hydrique et ses conséquences sociales touchent tous les pays de la région. Et tout le monde n'a pas les moyens de s'acheter des climatiseurs et des usines de dessalement de l'eau de mer. « L'ennemi de l'Iran est à l'intérieur et non à l'extérieur »affirmait l'ancien ministre de l'agriculture iranien Issa Kalantari en parlant de la sécheresse. Il estime que 50 millions d'Iraniens pourraient quitter le pays dans les 25 prochaines années si le problème de l'eau venait à s'aggraver. L'Iran fait partie du trio de tête des pays qui puisent le plus dans leurs réserves hydriques non renouvelables. Régulièrement des écologistes cherchent à alerter sur ce problème. Le pouvoir n'a d'autre solution que de dissimuler les catastrophes écologiques (sécheresses, inondations) derrière une ingérence étrangère (israélienne ou CIA au choix). Certains écologistes sont arrêtés, accusé d'espionnage, reçoivent des coups de fouet ou se suicident en prison22.

NOTES 

2500 years of european climate variability and human susceptibility, Science, 4/02/11

L’ONU se penche sur la question du lien entre changement climatique et risques de conflits, Le Monde, 12/07/18

Géopolitique d'une planète déréglée, Jean-Michel Valantin, Seuil anthropocène, 2018

Changement climatique et conflits : attention aux raccourcis simplistes, Institut des Relations Internationales et Stratégiques, 7/07/17

5 Robin Yassin-Kassab et Leila al-Shami. Burning country : Syrians in Revolution and War, Pluto Press, 2016 traduit en français en 2019 par les éditions l'Échappée.

6 Interview de Bastien Alex (chercheur à l'Iris), Libération, 14/10/15

7 Bachar al-Assad devenu président suite à la mort accidentelle de son frère est à la base ophtalmologue.

Les enfants de Deraa, l’étincelle de l’insurrection syrienne, Le Monde, 08/03/2013

Le gardien de la révolution, Society, décembre 2016

10 Thomas L. Friedman, « WikiLeaks, drought and Syria », The New York Times, 21 janvier 2014.

11 http://www.pnas.org/content/112/11/3241.abstract

12 Earth is parched where syrian farms trived, Robert F . Worth, New York Times 13/10/10

13 Voir L’anthropocène contre l’histoire, le réchauffement climatique à l’ère du capital, Andreas Malm, La Fabrique, Paris, 2017 notamment le chapitre la révolution comme symptôme.

14 Colin P.Kelley, Shahrzad Mohtadi, Mark A.Kane, Climat change in the fertile Crescent and implications of the récent syrians Drought. PNAS, 2015

15 Daniel Yergin, Les hommes du pétrole, Calman-Lévy, 1991

16 En 2010, 60% des habitants des pays arabes vivaient dans un pays exportateur de pétrole. Si on rajoute le gaz on arrive à 85%. si on rajoute les minéraux, c'est la quasi-totalité des arabes qui vivent dans des états dont les revenus proviennent du sous-sol. Chiffre tirés de Symptômes morbides de Gilbert Achcar.

17 Le nouvel ordre pétrolier mondial, Le Monde, 2 février 2016

18 Peak oil : when Saudi Spare capacity falls shorts, Energy & Capital, 27/06/11

19 Ce que les spécialistes du pétrole qualifie de « pétrole conventionnel ». Ce tour de passe-passe sémantique permet de reculer l'hypothèse du peak oil, en affirmant qu'il y aura toujours du pétrole mais qu'il sera juste plus cher à extraire (pétrole non conventionnel : schistes, pétrole off shore, conditions polaires, sables bitumineux).

20 Daech, le climat et le pic pétrolier : aperçu des « tempêtes parfaites » de demain ?, Matthieu Auzzaneau, Oil Man, blog Le Monde, 26/11/2015

21 Ce qui est ridicule comparé à ses voisins : autour de 10 millions de barils par jour pour les saoudiens, 4 millions (sans les sanctions) pour l'Iran. La production syrienne est comparable à celle du Vietnam, qui n'est pas réputé pour être un pays pétrolier.

22 En Iran, sept mois après leur arrestations, le sort des militants écologistes reste incertain, Nouvelles d'Iran, blog Le Monde, 11/09/18

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