Féministes en tout genre (NouvelObs) 17 août 2013
Seconde partie d’un entretien avec la sociologue féministe Christine Delphy, auteure de plusieurs textes analysant le sexisme et le racisme qui ont présidé aux lois contre le port du foulard (2004) et du voile (2010).
La première partie est disponible ici.
La France n’est pas le fanal du monde
Sylvia Duverger. Plus de 60 % des Français.es seraient opposé.es au port du voile dans la rue [1], plus de 80 % le seraient au port du voile et même du foulard, par des femmes travaillant dans un lieu accueillant du public (commerce, supermarché, cabinet médical, crèche, école privée comme école publique…) [2] ; et, désormais, près de 80 % le seraient au port de l’un comme de l’autre dans les universités [3].
Que répondez-vous à celles et ceux qui, comme Élisabeth Badinter, font valoir que « dans la religion musulmane, le voile doit être porté parce que les cheveux, voire même le visage de la femme peuvent tenter l'homme et inciter au péché » et que si « nombre de femmes portent le voile par conviction, mode ou convention », néanmoins « certaines le portent également parce qu'elles y sont obligées et que, si elles ne se soumettent pas, (elles) sont traitées de mauvaises musulmanes ou de filles dévoyées » [4] ? ou à celles qui comme Cynthia Fleury, arguent que dans les 3 religions monothéistes, « le voile raconte une histoire de différenciation inégalitaire entre l’homme et la femme. Point barre (sic) » ?
ChristineDelphy. Je ne puis que redire ce que j’ai dit déjà à ce sujet, par exemple dans « La fabrication de l’ ’Autre’ par le pouvoir » [5] : tous les vêtements sont signifiants, tous les vêtements sont des signes, tous les vêtements sont genrés. Ils expriment les rapports sociaux de sexe, la hiérarchie entre les hommes et les femmes, et ils y participent. Les vêtements dits « féminins », les vêtements ajustés qui entravent les mouvements, les talons hauts, qui ralentissent la marche, tout comme le voile intégral (niqab), qui limite aussi la mobilité et le confort, donnent à vivre et à voir que pour convenir aux hommes, il faut que les femmes contraignent “volontairement” leur corps, qu’elles se privent de la possibilité de courir, qu’elles autolimitent leur liberté de mouvement. L’attribution aux femmes de vêtements dans lesquels elles ne sont pas à leur aise résulte de leur infériorité statutaire, et en même temps qu’elle la signifie, elle y concourt [6]. Mais en France c’est seulement le voile intégral que l’on veut remiser au placard. Même s’il est vrai qu’il relève d’une exigence de pudeur ne s’adressant qu’aux femmes, comment se fait-il qu’il soit constitué en signe par excellence de leur soumission à la domination patriarcale ?
Élisabeth Badinter, Cynthia Fleury et beaucoup de féministes françaises semblent, curieusement, ne pas s’offusquer de la disponibilité sexuelle requise des femmes et signifiée notamment par les vêtements « sexy ». Au lieu de cela, elles répètent à l’envi que le foulard ou le voile sont avant tout et à jamais des emblèmes de l’assujettissement à une religion et à une culture qu’elles estiment être particulièrement sexistes.
Ce disant, elles cautionnent des hommes politiques qui tentent de légitimer des positions postcoloniales et islamophobes en les enduisant d’un pseudo-féminisme.
En passant, je rappellerais qu’Élisabeth Badinter n’a pas hésité à partir en guerre dans Fausse route (2003) contre les féministes dénonçant les violences envers les femmes, et qu’en 2011, elle a aussi fait partie de celles qui ont pris la défense de DSK contre les féministes [7]. Dans Classer, dominer, j’ai montré comment l’attribution du sexisme aux musulmans allait de pair chez elle avec le déni de l’oppression des occidentales.[8]
[1] Selon un sondage Ifop réalisé en ligne pour Le figaro du 15 au 18 octobre 2012.
[2] Selon un sondage Ifop réalisé du 19 au 21 mars 2013, au moment où la cour de cassation a estimé que l’interdiction du port du voile dans le règlement intérieur de la crèche Baby Loup n’était pas légitime : source : article du Parisien du 23 mars 2013 et sur le site du Nouvel Observateur ici et là.
[3] Selon un sondage Ifop réalisé en ligne pour Le Figaro les 6 et 7 août 2013.
[4] E. Badinter, propos recueillis par Nicolas Truong, « Banaliser l'image de la femme voilée, c'est l'ériger en norme », Le Monde, 23 mars 2013.
[5] C. Delphy, « La fabrication de l’’Autre’» par le pouvoir », entretien avec Christine Delphy, Propos recueillis par Daniel Bertaux, Catherine Delcroix et Roland Pfefferkorn, publié dans Migrations et sociétés, vol. 23, n°133, janvier-février 2011, republié sur le blog de C. Delphy.
[6] Voir Mona Cholet, Beauté fatale : Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, Paris, Zones, 2012.
[7] Le 6 juillet 2011, interrogée par Hélène Jouan, sur France Inter.