À la fin de 42ème parallèle, le grand romancier américain John Dos Passos décrit une scène dans un bar de New York en 1917, alors que les troupes s’apprêtent à partir sur le front européen. L’atmosphère de patriotisme est à son comble, et le bar où mangent deux des personnages principaux accueille un orchestre qui joue l’hymne américain en boucle. À chaque fois tous les clients se lèvent, afin de témoigner leur profond respect. Tous, sauf un petit groupe, très vite décrié comme « des Boches, des espions allemands, des pacifistes… ». Ces « séditieux » invoquent la liberté d’expression américaine inscrite dans la constitution, mais la majorité ne veut rien savoir. Enfin, après les avoir forcés à quitter le bar escortés par la police, l’ensemble des patriotes se sent rasséréné, et boit à la victoire à venir : « La musique entonna encore une fois The Star Spangled Banner et tout le monde essaya de l’accompagner en chantant mais l’effet fut assez piteux car personne ne savait les paroles ».
L’empiètement de la laïcité narrative
Il est très tentant de rapprocher ce passage du roman de Dos Passos à un certain rapport français à la « laïcité » : on invoque une notion nationale avec fierté, on exclut « ceux qui arrivent » car ils regimbent, imposent leurs minarets, leurs prières de rue, et l’on exige le respect à la lettre de textes dont on ignore pourtant le contenu. Comme le dit Dounia Bouzar, nous avons donc « deux France laïques » : celle de la « laïcité narrative », qui se raconte la laïcité de manière idéologique et militante, et celle de la « laïcité juridique », qui applique les lois à tous les citoyens de la même façon. Paradoxalement, de nombreux responsables politiques font partie de la première catégorie et défilent dans les médias en déclarant que « la religion ne doit pas rentrer dans un lieu public », ce qui ne correspond qu’à leur propre conviction personnelle mais ne se retrouve dans aucun petit paragraphe de loi (Le Monde, 19. 11. 2010).
La laïcité ne doit pas être confondue avec la « sécularisation », elle renvoie à un cadre juridique défini, qui dessine un espace de liberté plutôt qu’il n’interdit des pratiques. Enfin, lier comme on le fait tellement souvent « laïcité » à la fameuse loi de 1905 n’a guère de sens puisque c’est anachronique : si la séparation de l’Église et de l’État est actée en 1905 et reconnue par l’Église catholique en 1924, le terme de « laïcité » fait son apparition dans le dictionnaire Robert en 1971 !
Il est fort regrettable que la « laïcité narrative » présente des attraits politiques considérables par rapport à la « laïcité juridique ». En clair, c’est en parlant de grands principes mis en péril par une présence soi-disant étrangère qu’on peut espérer gagner les élections ou être invité dans les émissions de prime time. En évoquant réellement le contenu ou le contexte historique d’une loi (qui plus est datant de 1905 !), il est clair qu’on n’intéresse personne. C’est pourquoi on peut craindre que la laïcité narrative aura toujours un temps d’avance sur la laïcité juridique. Cet empiètement inexorable d’une laïcité mal comprise au sens de « sécularisation » a été illustré par le vote, au Sénat le 17 janvier, d’une proposition de loi qui, dans son article 3, veille à interdire le port du voile par les nounous musulmanes qui, chez elles, gardent des enfants. Ou quand la sécularisation (en tant que perte de vitesse du religieux dans l’espace public) s’immisce même dans le domicile privé.
C’était mieux avant
Que la loi de 1905 soit constamment invoquée par politiques de droite et de gauche peut donc illustrer une forme de nostalgie par rapport à une période que personne vivant en 2012 n’a connue. Comme le suggère Joan Scott dans The Politics of the Veil à propos de la commission Stasi de 2003-4 : « elle a considéré que ses recommandations étaient l’affirmation des lois Ferry et de 1905, sans reconnaître les changements considérables qui ont eu lieu depuis l’âge d’or de la Troisième et Quatrième République ». La sociologie du corps professoral a évolué de façon très nette : habitant rarement dans les quartiers où ils enseignent, surtout lorsque ces quartiers sont populaires, les enseignants sont de plus en plus issus d’une classe moyenne qui a massivement déserté les quartiers où « la question du voile » s’est posé. Dire cela n’est pas intenter quelque procès en trahison d’un « vivre-ensemble » dont on nous rebat constamment les oreilles, ou émettre une critique du contenu de la loi de 1905, mais c’est simplement pointer que le contexte de 1905 est radicalement différent de celui de 2003-4, ou de 2012.
Cette invocation routinière de « la loi de 1905 » cache au mieux une posture anti-cléricale qui fait de l’anti-religion un sacerdoce, au pire un discours islamophobe. Ceci apparaît clairement lorsqu’on contraste ces sempiternelles déclarations sur la loi de 1905 avec le discours public autour de l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante. Dans le premier cas, on baigne dans l’incantation et la nostalgie d’une France qui n’existe plus depuis longtemps, en pointant les « territoires perdus de la laïcité » (Caroline Fourest, Le Monde, 27. 01. 2012), dans le deuxième on ne cesse de rappeler que la France de 1945 n’est pas du tout celle de 2002, ou 2005, 2007 ou 2012. On est alors tentés de demander : mais si la France a tellement changé depuis 1945, pourquoi serait-elle alors restée la même depuis 1905 ?
L’Ordonnance de 1945, dont on n’arrête pas de marteler la nécessité d’une réforme drastique, a en réalité été « toilettée » 34 fois depuis sa mise en vigueur (dont 12 fois depuis 2002). Si une législation (1905) sert de mythe incantatoire, l’autre (1945) sert de repoussoir. Dans les deux cas on s’interdit le pragmatisme, et l’on verse dans le déclinisme du « c’était mieux avant », de deux manières différentes mais complémentaires. Surtout, à court d’arguments, on s’abandonne à ce qu’Orwell appelait le « parler canard » (duckspeak), propre aux personnes déversant des chapelets d’expressions préfabriquées. Face à quelqu’un qui s’exprime de cette façon, on éprouve, dit Orwell dans La Politique et la langue anglaise, « le sentiment curieux de ne pas être en face d’un être humain vivant, mais d’une sorte de marionnette. … Son larynx émet les bruits appropriés mais son cerveau ne travaille pas comme il le ferait s’il choisissait ses mots lui-même ».
Loi de 1905, Ordonnance de 1945 : deux épouvantails politiques (le blog de Laurent Mucchielli)