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Billet de blog 24 juillet 2022

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Trotsky sur l'Ukraine lu à contresens par certains trotskystes !

La guerre de la Russie de Poutine contre l'Ukraine a provoqué des débats à gauche d'un confusionnisme peu commun. Ainsi des "trotskistes" se posant en orthodoxes se refusent à se placer en solidarité avec la résistance ukrainienne. Pourtant ce qu'a écrit Trotsky sur "la question ukrainienne" dans les années 30 montre toute l'hétérodoxie dont font preuve ces orthodoxes !

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"no one who fails to support the heroic struggle of the Ukrainian people against Putin’s neo-fascism can claim to be a socialist or on the left, because they support imperialism against national liberation, authoritarianism against democracy, barbarism against socialism."

("Quiconque ne soutient pas la lutte héroïque du peuple ukrainien contre le néo-fascisme de Poutine ne peut prétendre être socialiste ou de gauche, car iel soutient l'impérialisme contre la libération nationale, l'autoritarisme contre la démocratie, la barbarie contre le socialisme." Socialist Internationalism and the Ukraine War, by Rohini Hensman, traduit, pour partie, en français, ici sur ma page FB : https://www.facebook.com/antoine.de.montpellier)

On trouvera ci-dessous des lignes basées sur un échange FB que j'ai récemment eu avec GT, un militant de Lutte Ouvrière, sur la guerre en Ukraine et le rapport de Trotsky à ce pays en 1939. J'ai procédé à des modifications de forme qui ne changent pas sur le fond l'expression de la controverse qui a caractérisé cet échange. On est en droit de penser que, vu l'état actuel de crise avancée de la gauche et de l'extrême gauche, il n'y a guère d'intérêt à se prêter, encore moins en les publiant ici, à des discussions finalement perçues sans incidence ni prise sur le réel. Je suis pourtant de ceux et celles qui jugent nécessaire d'aider, tout modestement ou immodestement que l'on voudra, peu importe, à déblayer le paysage idéologique et politique à gauche d'un certain nombre de prêts-à-penser qui, par-delà les apparences de s'ébrouer dans des frontières groupusculaires, pèsent en fait dans les consciences de bien plus de personnes que l'on n'imagine. Ainsi la question de la guerre en Ukraine montre bien que ce qui est le positionnement d'un groupe aussi dogmatiquement fermé et aussi faible numériquement que Lutte Ouvrière, à savoir essentiellement le relativisme du "chacune des parties a sa part (quoique, comme nous le verrons plus loin, pas exactement de façon équilibrée) de responsabilité dans le conflit" et l'idée induite qu'il n'y aurait qu'à laisser les rapports de force militaires aller jusqu'au bout des massacres d'Ukrainien.ne.s en cours pour s'adonner, entretemps, à la dénonciation de "notre" impérialisme...fournisseur d'armes à la résistance ukrainienne, illustre bien un étonnant paradoxe : celui qu'un groupe surpolitisé et foncièrement sectaire, Lutte Ouvrière en l'occurrence, exprime par mille biais la profonde dépolitisation, à l'international, de larges couches de la population sur le mode "Ukrainiens, Russes, ils ne sont pas nets et puis on a tant de choses importantes à régler ici, alors leur guerre, bon ça va... si elle ne nous explose pas à la figure..." ; par où se manifeste en boucle l'échec de la gauche à poser les balises déjouant les pièges des lieux communs et replis hexagonaux qui, pour partie, participent de la droitisation des consciences en nourrissant la démobilisation des oppositions aux fauteurs de guerre, y compris de guerre sociale !

Je ne cache pas que, par là, la façon que j'ai, dans cette discussion avec GT, de tenter de délivrer de l'incompréhension ou l'ignorance que subissent les positions qui furent celles de Léon Trotsky sur l'Ukraine, est une invitation à mettre au jour ce qui, dans des écrits de 1939 de la part d'un auteur malmené depuis des lustres par les idéologies systémiques, conservatrices et réactionnaires, constitue, si l'on veut bien y réfléchir sans oeillères, des repères ayant résisté aux circonstances et au temps et conservant une vive actualité. Et cela pour peu que l'on n'hésite pas à prendre à revers l'orthodoxie et les caricatures infligées par les sectaires épigones trotskystes (on en trouve y compris dans les fractions révolutionnaristes du NPA) aux écrits dudit Trotsky. Ce faisant, il n'y a ici nulle prétention à résoudre ce qu'il reste à charge des pensées de l'inédit de construire en propre pour que cette actualité trotskyste du passé féconde et non assèche l'approche complexe du présent. Ecartons, à cette fin, le piège du présentisme dévaluant (et méconnaissant) ce que le passé aide à éclairer et à comprendre du présent tout comme les fétichisations passéistes (confites dans l'oubli des erreurs et fautes commises au nom de la révolution et dont au demeurant un Trotsky a eu l'audace de faire un sort) dogmatisant le sens du présent comme fait, parmi quelques autres, Lutte Ouvrière dans son rapport à celui qui est devenu, dans son sens le plus péjoratif, son maître à penser : "À chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition [en l'occurrence, ici, trotskyste] au conformisme qui veut s’emparer d’elle " (Walter Benjamin, Thèses sur le concept d'histoire, thèse VI, lire ici).

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Echange avec GT.

GT cite un extrait d'un texte de Trotsky "La question ukrainienne (22 avril 1939)" (1). Malheureusement il manque au militant de Lutte Ouvrière la mise en oeuvre d'une grille rigoureuse d'analyse textuelle puisqu'il se contente de reproduire cette citation sans chercher à faire la démonstration qu'elle justifierait ce que défend son organisation sur la situation de guerre que connaît aujourd'hui l'Ukraine, position qui, comme on va le voir, refuse tout soutien à la résistance armée des Ukrainien.ne.s et dont j'estime qu'elle est tout sauf cohérente avec le trotskysme dont LO se réclame. Le passage de ce document que GT cite occupe une place particulière qu'il convient d'analyser et qui "tourne" autour de cette phrase qui aurait dû le choquer, puisque fonctionnant à rebours de ce qu'il pense depuis le début de l'invasion impérialiste russe de l'Ukraine en déniant à celle-ci qu'elle ait une conscience de nation légitimée à se défendre contre un oppresseur (ou un envahisseur !) et surtout que cette conscience nationale soit ce carburant politique "nécessaire" qui est à la racine de sa capacité d'avoir infligé une défaite à la tentative de guerre éclair que Poutine avait prévue et ainsi de préserver la souveraineté nationale et populaire d'une défaite à tous points de vue terrifiante. Cette phrase c'est, résumant la position de Trotsky sur l'Ukraine : "Pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante !" Qu'est-ce qu'elle signifie profondément ? Tout clairement, sans aucune ambiguïté, que Trotsky est, en 1939, ancré dans l'idée qu'il existe une question nationale ukrainienne et qu'en conséquence - car cette question nationale est implicitement et fonctionnellement causale dans son propos et l'indépendance sur la base de l'autodétermination "libre", la conséquence explicitée - elle doit lui être reconnue sans réserve comme en soi légitime. L'indépendance ukrainienne convoquée par Trotsky dans ces lignes, notre fougueux GT ne s'en est pas rendu compte, est donc en contradiction totale avec son postulat aberrant défendu à maintes reprises, de l'absence de question nationale ukrainienne suffisamment apte à être reconnue comme relevant d'une souveraineté intouchable (position qui est celle de Poutine lui-même et de ses partisans les plus chauvins). Mais le calvaire textuel et, en sous-entendu, argumentatif de GT n'est pas fini. Cette même phrase, en convoquant l'idée de l'indépendance ukrainienne, signifie un magistral "bas les pattes" lancé à l'URSS de Staline. Vous savez, ce grand homme qui est la référence, en contrepoint très signifiant de Lénine, du dictateur actuel de Russie. Alors, si déjà, dans les années 30, Trotsky prônait la possibilité pour l'Ukraine de se séparer en tant que nation indépendante de l'URSS, au nom de quoi, pourrait s'interroger un trotskyste conséquent convoquant ce texte du dirigeant d'Octobre 17, aujourd'hui ne pas trotskystement soutenir la résistance ukrainienne contre l'agression grand-russe annexionniste de l'héritier capitaliste de Staline ? Serait-ce qu'avec la disparition de l'URSS, la question nationale ukrainienne se serait magiquement édulcorée, évaporée, à moins qu'elle n'ait jamais existé mais alors que raconte notre bon Trotsky ?

GT pourrait peut-être penser se sortir du guêpier national ukrainien, dans lequel il s'est malencontreusement enfermé en convoquant son maître à penser, à partir d'un mot de la phrase que j'ai relevée : "soviétique"; ce droit à l'indépendance reconnu par Trotsky serait-il, chez lui, par nécessité argumentative, lié à l'obligation qu'elle soit soviétique, que l'Ukraine soit soviétique ? En fait Trotsky, en matérialiste marxiste conséquent, part de la situation existant au moment où il écrit (1939) : l'Ukraine, en fait une partie seulement de l'Ukraine historique, est intégrée, mais contre sa volonté, Trotsky insiste là-dessus, à l'URSS et c'est parce qu'il pense possible qu'une révolution antibureaucratique puisse renverser la dictature de Staline en sauvant ainsi, ce qui pour lui, reste, malgré le stalinisme, les acquis de la révolution bolchévique qu'il défend, que la IVe Internationale doit se positionner "pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante !". Mais, comme on peut le voir dans un autre texte de 1939 aussi "L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires" (2), il est conscient que sa position en faveur d'une Ukraine soviétique se confrontant à l'énorme perte de crédit de l'idée socialiste-communiste chez les Ukrainiens ("les faits témoignent sans conteste de la force grandissante des tendances séparatistes au sein des masses ukrainiennes" et, dans "La question ukrainienne" : " l'avant garde prolétarienne a laissé le mouvement national ukrainien lui glisser des mains et ce mouvement a progressé très avant sur la voie du séparatisme "), ne saurait poser de préalable soviétique au droit à l'autodétermination ukrainienne.

A partir de ce fait fondamental que l'idée soviétique a été dévaluée par le stalinisme, la défense de cette idée ne peut en aucune façon être a priori opposée/imposée au droit à l'autodétermination et à l'indépendance ukrainienne. Précisons : pour Trotsky, " en dépit du pas en avant gigantesque réalisé par la révolution d'Octobre dans le domaine des rapports nationaux, la révolution prolétarienne, isolée dans un pays arriéré, s'est avérée incapable de résoudre la question nationale, particulièrement la question ukrainienne, qui a par essence un caractère international. La réaction thermidorienne, couronnée par la bureaucratie bonapartiste, a rejeté les masses laborieuses très en arrière dans le domaine national également. Les grandes masses du peuple ukrainien sont mécontentes de leur sort national et aspirent à le changer radicalement. C'est ce fait que le révolutionnaire politique, à la différence du bureaucrate et du sectaire, doit prendre comme point de départ. [...] Nous devons partir des faits et non de normes idéales." (lire ici). Prenant en compte qu'une large part de l'Ukraine, sa partie occidentale, échappe à son intégration dans l'URSS, Trotsky n'y va pas par quatre chemin : "Il est naturellement impossible de parler d'une Ukraine occidentale se rattachant volontairement à l'U.R.S.S. telle qu'elle est actuellement. En conséquence, l'unification de l'Ukraine présuppose l’affranchissement de l'Ukraine dite « soviétique » de la botte stalinienne." (ib) Vous avez bien lu, Trotsky juge que la dynamique nationale ukrainienne, qu'il soutient, avançant dans l'unification de son territoire, ne peut que se "désoviétiser" pour ainsi échapper à ce que Staline a fait de la soviétisation de l'URSS. Et, pour finir d'enfoncer le clou, il ajoute : "Il est évident qu'une Ukraine ouvrière et paysanne indépendante pourrait ultérieurement rejoindre la fédération soviétique, mais de sa propre volonté, à des conditions qu'elle jugerait elle-même acceptable, ce qui présuppose à son tour une régénérescence révolutionnaire de l'U.R.S.S." (ib) La chronologie de la démarche "nationale" que Trotsky reconnaît légitime en Ukraine repose bien sur un décrochage, dans sa phase initiale, de la problématique soviétique, qui, en l'état, est stalinienne ! Et ce n'est que, dans un second temps, ultérieurement, et grâce à une révolution antistalinienne, que la question soviétique se poserait sur la base de l'assentiment qu'alors les Ukrainien.ne.s lui consentiraient. (ib)

Le slogan "pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante !" est donc à prendre, dans la logique politique du raisonnement de Trotsky en 1939, dans sa portée convictionnelle, il s'agit de convaincre les Ukrainiens que la révolution antistalinienne, soviétique au sens libertaire du mot, qu'appelle de ses voeux Trotsky, leur accordera l'autodétermination et le droit à la séparation que Staline leur refuse. Si telle est leur volonté ! Ce n'est en aucune façon un critère contraignant opposable a priori à la volonté d'indépendance d'un peuple qui serait obligé de passer par les fourches caudines d'une révolution "trotskyste" soviétique ! Et cela est conforme à ce que Trotsky ose écrire dans ce même second texte : "Le droit à l'autodétermination nationale est bien entendu un principe démocratique et pas socialiste (c'est moi qui souligne). Mais les principes authentiquement démocratiques ne sont soutenus et réalisés à notre époque que par le prolétariat révolutionnaire ; c'est pour cette raison même qu'ils sont aussi étroitement entrelacés avec les tâches socialistes." Comprenons bien, les tâches du prolétariat révolutionnaire, en logique trotskyste qu'oublie le trotskyste GT, ne consistent pas à poser un ultimatum, comme celui-ci le pense, "Ukrainiens vous voulez l'autodétermination et l'indépendance, eh bien ce sera sur le mode soviétique ou pas" mais "Ukrainiens, rejoignez-nous, nous vous accorderons l'autodétermination et l'indépendance que vous désirez ". Le principe démocratique, principiellement non socialiste, de l'autodétermination ne souffre, selon Trotsky, d'aucune conditionnalité le subordonnant à une adhésion obligatoire à l'idée de révolution prolétarienne. Ce sont, à l'inverse, les révolutionnaires prolétariens qui doivent, selon lui, reprendre à leur compte un principe, en son origine étranger à l'idée de révolution prolétarienne, pour rendre possible cette révolution en se gagnant un peuple à conscience nationale élevée avant qu'éventuellement il ne bascule, selon son bon vouloir et l'efficacité convictionnelle déployée par les révolutionnaires soviétiques, dans une conscience prolétarienne. On a là en fait le schéma essentiel, tout trotskyste, de la révolution permanente par laquelle c'est le prolétariat mobilisé qui prend en charge les revendications démocratiques que la bourgeoisie, dont ce seraient a priori les tâches lui revenant "historiquement", n'est plus en capacité d'assumer.

Enfin, aujourd'hui l'URSS ayant disparu, et donc aussi les circonstances "soviétiques" de la situation ukrainienne, cette dialectique du primat du national devrait rester, avec plus de légitimité encore face à l'impérialisme capitaliste russe, d'actualité quand on se réclame du trotskysme ou plus largement de l'anticapitalisme : primat d'une question nationale à résoudre, sans faux-fuyant inversant la polarité national/anticapitaliste que Trotsky avait posée. Par où cette position de Trotsky contredit qu'on se réclame de lui comme font GT et son organisation Lutte Ouvrière, au nom paradoxalement de l'orthodoxie trotskyste, dans leur refus de reconnaître que la résistance ukrainienne est une résistance tirant sa force d'une puissante conscience nationale qui s'est nourrie des tragédies que lui a imposées Staline au nom d'un communisme qui s'en trouve (à qui la faute ?) dévalué dans la population et se nourrit de ce que, dans cette filiation stalinienne impérialiste "grand-russe", Poutine est en train de leur infliger ! Avec la conséquence que tout trotskystement cette résistance est à soutenir, bien qu'elle soit dépourvue de toute conscience "soviétique", pour les raisons que je viens d'évoquer; la reconstruction d'une conscience "soviétique", disons, aujourd'hui, anticapitaliste, dépendant, comme en 1939, comme le défendait Trotsky, de la capacité des anticapitalistes à intégrer le combat national ukrainien, sans condition, dans leur politique révolutionnaire tout en maintenant la nécessité de combattre politiquement les méfaits de "l'impérialisme occidental" pour autant que l'on ne prétende pas qu'accepter les armes qu'il fournit à une résistance nationale et populaire signeraient mécaniquement et apolitiquement une allégeance politique à son endroit ! Toutes choses qu'un certain trotskysme, tel celui de Lutte Ouvrière, rend confus, tout pris qu'il est par l'idée que cette acceptation d'armes vitales pour résister au surarmement russe serait faire le jeu (sic) de l'OTAN et des Etats-Unis. Position campiste, littéralement antitrotskyste comme le montre qu'elle soit aussi la position de ce qui reste de groupuscules staliniens, propre à donner des ailes à l'agresseur impérialiste russe au détriment d'une population ukrainienne profondément engagée, tout comme la petite gauche anticapitaliste (trotskyste pour certain.e.s) ukrainienne, dans la lutte pour ne pas être massacrée...

En somme, la logique induite du positionnement de Trotsky sur l'Ukraine en 1939, ne saurait en aucune façon, légitimer que la gauche révolutionnaire se réclamant de lui refuse en ce moment de se placer du côté de la défense, sans condition, de la nation ukrainienne niée, pire, mise en voie de destruction militaire avancée. S'abstenir d'assumer cette tâche démocratique, c'est incontournablement...non-trotskyste, voire antitrotskyste, si l'on respecte la logique politique et textuelle de Trotsky, finissant ainsi de marginaliser, pour incohérence vis-à-vis de ses fondamentaux historiques posés comme ayant leur actualité, une gauche anticapitaliste déjà bien mal en point.

Note :

LO, en tant qu'organisation, présente la responsabilité de la guerre en Ukraine comme étant largement partagée entre, d'un côté, l'impérialisme occidental (OTAN, Etats-Unis et UE) qui, en gagnant en influence et en positions économiques dans les pays anciennement satellites de l'URSS, a "réduit à la part congrue la sphère d'influence de la Russie", et l'Ukraine et, d'un autre côté mais finalement avec la légitimité de se défendre des menaces des premiers, la Russie (3). LO oublie cependant qu'en Europe de l'Est, jusqu'à l'agression russe contre l'Ukraine, "l'impérialisme occidental" n'oeuvrait pas offensivement contre la Russie, se contentant de procéder à un service minimum de sécurisation militaire de basse intensité permettant de rassurer gouvernants mais aussi populations de cette zone contre une intempestive attaque d'une Russie les ayant traumatisés du temps de l'URSS (pensons au génocide par la faim de l'Holodomor en Ukraine dans les années 30). La stratégie militaire occidentale avant l'invasion russe de l'Ukraine était en réalité toute tournée vers l'Indo-Pacifique :

« Les Etats-Unis n’ont qu’un intérêt limité pour l’OTAN. Le président Donald Trump envisageait même un possible retrait s’il avait pu faire un second mandat. L’administration Biden ne s’engage pas dans cette voie. [Mais] les conditions du retrait récent d’Afghanistan, où l’OTAN était sur le terrain mais a été ignorée, la désinvolture avec laquelle a été rompu et remplacé un contrat entre l’Australie et la France sur la construction de sous-marins, l’accélération du tournant stratégique des Etats-Unis vers la Chine, la conclusion d’un pacte de sécurité entre l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni (AUKUS) montrent que le temps est celui de l’Indo-Pacifique et non plus de l’Atlantique.

C’est une confrontation globale avec la Chine qui se dessine du côté américain […]. » (p 10 revue Questions Internationales consacrée à l’OTAN dans son numéro de janvier-février, paru donc avant l'invasion russe de l'Ukraine).

« Sur le plan militaire, il apparaît peu convaincant de suggérer que l’élargissement constitue une menace pour Moscou. Le dispositif de défense américain en Europe a été considérablement allégé au cours des années 1990 et 2000 – et la Russie elle-même, jusque dans les années 2010, a réduit ses forces dans les secteurs mitoyens de l’OTAN. […].

Les déploiements de forces étrangères dans la région – dispositif de « présence renforcée à l’avant » et rotation de forces américaines – à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 et du conflit qui oppose depuis lors les troupes ukrainiennes aux forces séparatistes prorusses et russes à l’est de l’Ukraine, représentent l’équivalent de six brigades, face à une vingtaine de brigades russes. Leur importance est donc plus symbolique que militaire. Il ne fait aucun doute que la Russie aurait un avantage initial significatif en cas de guerre contre les pays baltes » et, quant à la logistique militaire elle est défensive : « Les défenses antimissiles américaines qui sont actuellement déployées en Europe pourraient avoir, dans un scénario extrême, une certaine capacité d’interception de missiles russes lancés vers l’Europe » (p 23). On peut ajouter que, jusqu’à une date relativement récente, la Russie ne s’est jamais alarmée de l’élargissement de l’OTAN aux anciens pays du Pacte de Varsovie : « Loin du récit désormais répandu, Moscou avait fait part à plusieurs reprises de son acceptation, au moins tacite, de l’adhésion de certains de ses anciens satellites à l’OTAN […]. En 2001 rencontrant [George W. Bush] à Bled (Slovénie), Vladimir Poutine estima que la question de l’élargissement ne saurait être un obstacle à la coopération bilatérale américano-russe. Il ne manifesta aucune opposition lors d’un nouveau sommet bilatéral en novembre 2001 à Crawford (Texas). » (ib. p 23 et suivantes).

Le "narratif" par LO du déclenchement de la guerre en Ukraine omet cette réalité et reconduit en fait beaucoup du story telling mis en oeuvre par la propagande russe pour faire croire que l'OTAN la menaçait !

On comprendra cependant le coeur des travers politique de LO dans son analyse de la guerre en Ukraine dans son refus de considérer que la Russie poutinienne soit non seulement capitaliste et néofasciste mais impérialiste comme Trotsky lui-même le repérait déjà dans la période stalinienne dont Poutine est de fait l'héritier : "comme le démontrait Trotski dès les années 1920, Staline « est devenu le porteur de l’oppression nationale grand-russe » et a rapidement « garanti la prédominance de l’impérialisme bureaucratique grand-russe »" (4). Pour LO, pas question de parler d'impérialisme russe si l'on se tient à ce que le texte que nous mentionnons énonce : " Les relations actuelles entre l’impérialisme et la bureaucratie soviétique, puis russe, ne sont d’ailleurs pas nouvelles." L'horloge de son anti-impérialisme s'est arrêtée au temps de l'URSS où le seul impérialisme était, paraît-il, uniquement occidental (années 1945 et suivantes). La lecture de ce texte est éclairante, dans la guerre en Ukraine la Russie est exonérée d'être un impérialisme et logiquement la lutte anti-impérialiste appelle à combattre les provocations impérialistes contre la "bureaucratie" non impérialiste russe que sont ses livraisons d'armes à la résistance ukrainienne : car "bureaucratie", le terme utilisé par Trotsky pour combattre Staline du temps où l'URSS lui paraissait pouvoir encore conserver ses acquis bolchéviques, sert aujourd'hui à dénier que la restauration capitaliste en Russie, dont Poutine radicalise la logique, échappe à l'infamie d'être catalogable impérialiste, comme c'était déjà le cas, dixit Trotsky, sous Staline ! (5) Ce qui autorise à lui reconnaître quelques raisons de "se défendre" du seul impérialisme en lice, tant pis pour les massacres de "quelques ukrainien.ne.s". Terrible reniement de l'internationalisme qui est dans la matrice marxiste révolutionnaire, entre autres trotskyste, dont LO se dit l'héritière. Je rappelle, pour mémoire, que, contre la focalisation LOiste sur l'armement des combattant.e.s ukrainien.ne.s par "l'impérialisme occidental" pour réduire l'Ukraine à être "un supplétif", rien que ça, (6) dudit impérialisme occidental, Trotsky, en 1936, lors de la Guerre Civile espagnole, avait écrit ceci sur la possibilité que, en particulier l'impérialisme étatsunien fournisse des armes à la résistance antifranquiste : "Prenons un exemple : deux bateaux avec des armes et des munitions partent de France ou des Etats-Unis - un pour Franco, l'autre pour Negrín [chef du gouvernement de Front Populaire, socialiste proche du PCE stalinien]. Quelle devrait être l'attitude des travailleurs ? De saboter le transport des deux ? Ou celui pour Franco seulement ? Nous ne sommes pas neutres. Nous laisserons passer le bateau avec les munitions pour le gouvernement Negrín. Sans illusions, de ces balles, neuf sur dix seront dirigées contre les fascistes, au moins une contre nos camarades. Mais de celles qui sont destinées à Franco, dix sur dix seront dirigées contre nos camarades. Nous ne sommes pas neutres" (Jean-P Joubert, Le défaitisme révolutionnaire, cité p 15 de la revue Cahiers Léon Trotsky, n°23, septembre 1985, édité par L'Institut Léon Trotsky). "Nous ne sommes pas neutre" : terrible et lamentable retour du refoulé trotskyste que des trotskystes aimeraient maintenir refoulé ?

Antoine

(1) "Il faut un mot d'ordre clair et précis, qui corresponde à la situation nouvelle. A mon avis, il n'existe à l'heure actuelle qu'un seul mot d'ordre de ce type : pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante !

Ce programme est tout d'abord en opposition inconciliable avec les intérêts des trois puissances impérialistes, Pologne, Roumanie et Hongrie. Il n'y a que les indécrottables imbéciles pacifistes pour croire que l'émancipation et l'unification du l'Ukraine puissent être réalisées par des moyens diplomatiques pacifiques, des référendums, des décisions de la Société des Nations, etc. Ils ne valent naturellement pas mieux les uns que les autres, tous ces « nationalistes » qui proposent de résoudre la question ukrainienne en utilisant un impérialisme contre l'autre. Hitler a donné une leçon hors de prix à ces aventuriers en livrant (pour combien de temps?) l'Ukraine subcarpathique aux Hongrois, qui se sont empressés de massacrer un grand nombre de ces Ukrainiens pleins de confiance. Pour autant que l'issue dépende de la force militaire des Etats impérialistes, la victoire de l'un ou l'autre bloc ne peut signifier qu'un nouveau démembrement et un asservissement plus brutal encore du peuple ukrainien. Le programme de l'indépendance ukrainienne à l'époque de l'impérialisme est directement et indissolublement lié au programme de la révolution prolétarienne. Il serait criminel d'entretenir en la matière quelque illusion que ce soit..." (lire ici)

Précision : Un camarade lecteur attentif, grand merci à lui, me signale que, dans ce texte de Trotsky du 22 avril 1939, en note 11 il faut rectifier : "La Rada (ou conseil) formée de nationalistes modérés et de conciliateurs, avait pris le pouvoir en Ukraine en février 1917" et non 1937.

(2) L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires (30 juillet 1939)

(3) Texte de l'UCI, "L'Union Communiste (Trotskyste) en France, connue sous le nom de son hebdomadaire, Lutte Ouvrière" : Les révolutionnaires face à la guerre en Ukraine

(4) Russie impérialiste: du Tsar à Poutine (Zbigniew Kowalewski)

(5) "Tout cela n’empêche pas la bureaucratie russe d’être mal récompensée, selon elle, pour tous ces services rendus à l’impérialisme. Alors, elle joue sans scrupules avec la peau des peuples ukrainien et russe pour défendre ses intérêts. Encore une fois, dire cela n’est pas justifier la politique de Poutine, au contraire : c’est dénoncer cette société où les rivalités et les rapports de force régentent tout, et ceux qui la défendent.

Le droit des peuples À l’autodétermination cache-sexe d’une politique d’alignement derrière la bourgeoisie

Beaucoup de commentateurs affirment que la Russie elle-même se comporte en impérialisme contre une petite nation qui lutte pour son indépendance. Ce qui serait en jeu, ce serait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais cette façon de poser le problème, qui fait de l’impérialisme juste le synonyme d’une politique agressive envers un autre pays, n’aide pas à comprendre ce qui se joue." (Les révolutionnaires face à la guerre en Ukraine)

(6) "Les impérialistes ne soutiennent son droit à l’indépendance que parce qu’elle est aujourd’hui un supplétif grâce auquel ils peuvent mener la guerre contre la Russie sans engager leurs propres troupes." (Les révolutionnaires face à la guerre en Ukraine)

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