Ce qui frappe le plus dans la polémique qui prévaut aujourd'hui à l'intérieur de Podemos c'est "l'insoutenable légèreté" avec laquelle les lignes politiques se sont déplacées dans un temps record : je relevais, à la fin de l'été dernier (voir référence de l'article ci-dessous), que Pablo Iglesias, en accord avec Errejón sur l'essentiel, proposait d'accentuer l'institutionnalisation du parti. Je mentionnais ce qu'il avait déclaré au début de l'été fustigeant l'imbécillité gauchiste de croire que c'est dans les places et les rues que le cours des choses pouvait changer. Contre cette illusion il proposait, avec Errejón, de ralentir dans l'opposition au système, de favoriser la... "parlementarisation" du parti, de mettre fin à ..."l'hypothèse Podemos" ! Bref, tout à l'opposé de ce qu'il proclame, quelque temps après et depuis lors, sur la nécessité de retrouver la voie de la contestation sociale et de relativiser la bataille institutionnelle (celle de l'opposition au gouvernement au Congrès). Proche, jusque là, de Errejón, sur le fond, malgré quelques escarmouches sur le rapport au PSOE, Pablo Iglesias a fini par basculer du côté des anticapitalistes de Podemos. Lesquels, sans engager ouvertement le fer contre les tentatives (vaines) de se concilier le PSOE pour gouverner avec lui, ont toujours revendiqué de rompre avec la primauté accordée au jeu institutionnel et d'opérer un tournant vers ce qui était l'esprit des Indigné-es, la lutte sociale.
Si l'on peut se réjouir, ce qui est mon cas, que Podemos se repose la question de réinvestir le champ du social, largement négligé jusque là, en inventant une articulation antisystème compatible avec la présence dans les institutions, on doit interroger le fait que le "tournant" iglésiste se soit fait sans qu'un retour clairement critique sur "l'institutionnalisme passé" ait été mis en débat dans les cercles. Derrière l'éclat des voix qui occupe les esprits podémites (et les médias) actuellement, il y a comme un non-dit qui est lourd de risques de méchants retours de bâton... On trouvera, dans ce que je disais dans l'article mentionné plus haut, l'évocation de l'incroyable suivisme proPSOE auquel Pablo Iglesias, malgré diverses foucades, avait cédé pendant la dernière campagne électorale... Il était allé trop loin dans ce sens pour que l'on puisse se satisfaire du renversement brutal qu'il opère aujourd'hui. Tout cela m'amène, en quelque sorte, à tirer la sonnette d'alarme (je suis membre de Podemos) : un parti qui s'accommode de tant d'acrobaties politiques sans qu'il les soumette à un examen rigoureux mené démocratiquement, s'expose à de graves déconvenues.
Ce n'est pas sans inquiétude que l'on doit voir un leader usant, quoiqu'il dise par ailleurs, d'un charisme excessif, passer d'une position donnée à son contraire sans que le collectif militant en maîtrise la portée. Pour le dire un peu brutalement il y a, dans la façon qu'a Podemos de mener actuellement ses débats internes, un somnambulisme politique. Somnambulisme essentiellement sur la question de savoir si le renoncement à gouverner avec le PSOE n'est pas qu'une façon de faire de nécessité vertu : la défaite de l'ancien secrétaire général socialiste, Pedro Sánchez, dans sa volonté dernière de rapprocher le PSOE de Podemos et de ses alliés dans Unidos Podemos a anihilé toute possibilité à court terme de cogouvernement. Mais que se passerait-il si les partisans de Pedro Sánchez parvenaient à "reprendre" le PSOE au congrès qu'ils appellent de leurs voeux ? Ou si, après un nouvel échec, ils décidaient, avec ou sans Pedro Sánchez, de sortir du PSOE pour faire coalition avec Unidos Podemos ? Un Pablo Iglesias ne serait-il pas d'autant plus tenté de retrouver son positionnement de modération politique de la dernière séquence électorale, qu'il ne l'aura pas ouvertement renié ! Or, on peut, à bon droit, penser que ce serait se réaligner sur l'errejonisme dans une démarche de réinstitutionnalisation dont je ne peux que souligner les risques qu'elle signe la fin de tout espoir de rupture avec le système. Et la banalisation et probablement l'éclatement d'un Podemos qui se réduirait à n'être qu'une composante "turbulente", sans plus, d'un système ayant plus d'un tour dans son sac pour défendre sa pérennité !
Au bout du compte, si ce scénario détestable, aussi improbable qu'il puisse apparaître aujourd'hui (mais attention à la brutalité des tournants politiques dont Iglesias lui-même a montré qu'il pouvait en être !) se vérifiait, le moment actuel de fracture entre Iglesias et Errejón, n'aurait été qu'une simple parenthèse où l'alliance du pablisme avec les anticapitalistes n'aurait été qu'une position d'attente pour gérer le vide stratégique du moment avant que le "réalisme" antérieur ne retrouve ses prérogatives. Avec ce que ce rapprochement entre pablisme et errejonisme signifierait de marginalisation des anticapitalistes ... A moins que le cours des choses, du côté de la Catalogne ou des mobilisations sociales, qui auraient pris au mot la radicalité désinstitutionnalisante actuelle de Podemos, n'emballent les choses, dans un contexte de recrudescence de l'austérité menée par un gouvernement "minoritaire", au point de rendre risqué pour le pablisme de rétropédaler vers son syndrome gouvernementaliste (actuellement refoulé) ! A suivre donc...
Mes deux derniers articles sur la situation politique espagnole : Etat espagnol : L’impasse politique. C’est par où la sortie ? et L’échec de Podemos et de ses alliés : de l’urgence d’une réorientation
Complément de lecture : j'ai ajouté à ces lignes le commentaire ci-dessous, toujours en prolongement de l'article de Ludovic Lament.
L'orientation de Podemos au moment de son lancement n'était pas floue : fruit d'un gros investissement des anticapitalistes, la plateforme élaborée pour les Européennes de 2014, qui a vu la percée du parti, avait une dynamique clairement anticapitaliste. Ce n'est que, dans la foulée de ce succès, que Iglesias, Errejón et Monedero avaient décidé de marginaliser les anticapitalistes avec, pour point d'orgue de cette démarche, le congrès d'octobre à Vistalegre. A ce moment-là s'est mise en place la structure verticaliste qui a dépossédé les cercles de tout pouvoir et consacré une orientation totalement électoraliste, dont on peut dire qu'elle vient de montrer qu'elle est une impasse. Ce qui explique le réalignement d'Iglesias sans que cette réorientation, comme je l'ai écrit dans mon précédent commentaire, soit le signe d'un changement de cap maîtrisé évacuant tout risque de régression "institutionnaliste".
Je vous renvoie, sur ces points, à cet autre article que j'ai écrit : Podemos, ou l’art de « prendre d’assaut le ciel » par les élections et qui fait jeu avec cet autre : Et l’indignation retentit dans l’Etat espagnol… , pour mesurer la distance qui très vite a séparé Podemos de la dynamique indignée dont, à mon avis, il a montré qu'il en héritait de façon délibérément distorsionnée.