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Billet de blog 1 avril 2008

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Trois quarts d'heure avec Eduardo Manet

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L’écrivain Eduardo Manet, né à Cuba en 1930 (son père était ministre), est citoyen français depuis 1979 (prix Interallié en 1996 pour Rhapsodie cubaine). Dramaturge, il a notamment écrit une pièce qui devait être montée avec Pierre Arditi et une certaine Carla Bruni. Trop tard (ou trop tôt).


Il travaille d’arrache-pied à un livre sur la face ou plutôt la femme cachée de Fidel Castro, qui voua sa vie au Commandant et à sa révolution. Eduardo Manet fait partie de ces personnages, à l’instar de l’écrivain René Depestre, Haïtien réfugié dans sa thébaïde de Lézignan-Corbières (Aude), qui ont eu un rapport fusionnel puis maille à partir avec Castro. Ils parlent du caudillo cubain sans la myopie de certains Français (ineffable Danielle Mitterrand !), mais sans la haine pressée de Floride. Ils ont la bonne distance, la parole juste, le ton émouvant, l’avis qui fait mouche. Espérons qu’ils auront la parole après que Fidel aura passé l’arme à gauche.


Eduardo Manet était en France de 1951 à 1960. Il étudia notamment le mime à l’école de Jacques Lecoq et se targue, à bientôt 78 ans (en juin prochain), de conserver sa silhouette d’adolescent. Il refusait de retourner dans sa patrie sous la coupe du dictateur Fulgencio Batista, mais s’y rend dès la révolution victorieuse. Ami de jeunesse de Raul Castro (l’actuel Président depuis le 24 février 2008), Manet se voit confier la haute main sur le théâtre cubain. Il est de toutes les effervescences politico-culturelles, a des conversations dans la langue de Molière avec Che Guevara qui le prend pour un Français, mais se lasse et plie bagage en 1968, après la goutte d’eau tchécoslovaque qui fait déborder le vase socialiste. Retour à Paris.


Dans un studio de la Maison de la Radio, il écoute une archive jamais diffusée, datant de 1967, dans laquelle Jean-Louis Barrault présente Alejo Carpentier (1904-1980, nommé ambassadeur à Paris en 1966), expliquant qu’il fut à Cuba pour Fidel Castro ce qu’est à Paris Malraux pour de Gaulle ! Émotion de Manet lorsqu’il entend l’archive. À Cuba, la première femme de Carpentier lui avait conseillé d’apprendre le français en lisant Proust. Puis quand son séjour parisien de 1951 s’annonça, elle lui avait dit : « Prends un dictionnaire aux cheveux longs. » Sur les rives de la Seine, Eduardo Manet obtempéra, mais « avec un dictionnaire aux cheveux courts ». Carpentier était son Dieu. Il a les larmes aux yeux de le réentendre. Mais la facétie reprend le dessus et il rappelle que fils d’un architecte Breton, Carpentier parlait l’espagnol avec un fort accent français, qui se faisait gondoler toute l’Amérique du Sud. Cette capacité de passer du sanglot étouffé à l’enjouement débridé ; pudeur extrême d’un soi-disant gai luron.


Autre expérience sonore : une archive du 18 avril 1961, au lendemain du débarquement américain en forme de fiasco dans la baie des Cochons. À Paris, Jacqueline Baudrier et Maurice Werther cherchent à dénouer le brouillard, en sourçant les rumeurs, en subodorant la propagande, mais en déclinant les délires qui envahissaient la planète, à la vitesse d’un percheron, si l’on compare aux pur-sang qui galopent aujourd’hui sur Internet. Eduardo Manet était alors sur place, à Cuba, à côté de l’aéroport militaire bombardé par l’opération de la CIA. Il s’était retrouvé avec une mitraillette pour défendre une révolution toute neuve, que le peuple cubain n’entendait pas se faire confisquer par une faction furieuse des bords du Potomac. Il gardait le souvenir de l’agitation d’alors, dans le lyrisme et les illusions ; soudain, quarante-sept ans plus tard, il découvre la couverture impossible de journalistes parisiens dans leurs petits souliers, incapables de percevoir ce qui se jouait alors. L’Atlantique, cette mer Rouge qui s’était ouverte pour lui, redevenait un océan d’incompréhensions. Dans ce studio de France Culture, pour cette émission de la série Jeux d’archives (diffusion le 26 avril à 19h), Eduardo Manet, comme effaré, mesure l’ampleur de sa tâche s’il voulait seulement recoudre sa part cubaine et sa part française. Mais foin de « mariravaudage » autobiographique ! Il faudrait plutôt, pour paraphraser Carmen, qu’il entende chanter : « Et songe bien, oui songe en écrivant, qu’un œil noir te regarde et que la littérature t’attend. »