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Billet de blog 1 septembre 2024

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L'art et l'arrachement de Nicolás Rubió (1928-2024)

L'artiste argentin Nicolás Rubió, né à Barcelone, exilé en France en 1938 puis ayant fait souche en Argentine à partir de 1948, est mort à Buenos Aires quelques jours avant son 96e anniversaire. C'était un être inclassable, truculent, merveilleux, généreux : génial.

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C'est sa petite nièce, Marthe Rubió – elle fut un temps, dans la précédente décennie, correspondante de Mediapart à Buenos Aires avant de revenir s'établir en France –, qui m'a appris la nouvelle : Nicolás Rubió, né le 15 septembre 1928 à Barcelone, est mort le 24 août 2024 à Buenos Aires. Ce nom et cette personne ne vous disent sans doute rien – même si l'homme a une entrée (en français uniquement) sur l'encyclopédie en ligne Wikipédia, qui n'a toujours pas annoncé sa disparition.

Il suffisait de croiser sa route pour être happé. Si bien qu'il existe sur terre une petite communauté d'admirateurs de ce peintre – mais aussi photographe, cinéaste, écrivain... –, dont l'œuvre s'avère aussi attachante que le personnage. Il m'est arrivé voilà quelques mois d'échanger avec un ingénieur de l'armement – jamais je n'aurais cru avoir un jour la moindre conversation avec un ingénieur de l'armement –, amoureux de l'œuvre picturale de l'artiste, qu'il collectionne dans la ferveur.

J'ose ici confier que Nicolás Rubió fut l'un des interlocuteurs m'ayant le plus marqué au monde. Je l'avais une première fois rencontré en 1992, alors que j'effectuais un reportage sur l'estuaire du río de La Plata pour une série d'été de Télérama. Dix ans plus tard, pour le même hebdomadaire, enquêtant sur les artistes face à une énième crise que subissait alors l'Argentine, j'avais revu, chez lui, Nicolás Rubió.

Il m'avait reçu dans sa maison-atelier, rue Tomkinson, à San Isidro, dans la banlieue de Buenos-Aires, lors d'un déjeuner inoubliable avec sa femme, la sculptrice Esther Barugel (1917-2007). Dans la salle à manger trônait un tableau fabuleux : un chanteur de village auvergnat s'époumone, dans toutes les nuances du vert et du noir, tandis que la mélopée s'inscrit sur la toile, en une sorte de rébus pictural d'art naïf immémorial.

Illustration 1
Dans la salle à manger de San Isidro (Buenos Aires), le dialecte aurillacois semble résonner...

La mémoire et les pinceaux de Nicolás Rubió étaient dans le Cantal, au village de Vielle, commune d'Ytrac, au nord d'Aurillac. Il y est arrivé avec sa famille en 1940. Ils découvrirent la solidarité que devait plus tard chanter Brassens : quatre bouts de bois quand dans leur vie il faisait froid. La famille Rubió avait fui Barcelone en 1938. Grande bourgeoisie d'ingénieurs éclairés : l'aïeul, Mariano Rubió, avait conçu le funiculaire du Tibidabo et le père, Santiago Rubió i Tudurí, avait participé à la construction du métro de Barcelone. Pas d'engagement politique, mais le frère de Santiago, Marià Rubió i Tudurí,  était député d'Esquerra Republicana et directeur d'un journal républicain, La Humanitat. Pas question de prendre le parti de Franco, tourmenteur de l'Espagne à partir de 1936, avant de devenir son bourreau ad vitam æternam à compter de sa victoire en 1939.

Illustration 2
Cahier tenu par Nicolás Rubió lors de son exil en France © Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), Nanterre

La famille était parti, sans rien, d'abord à Céret (Pyrénées-Orientales), où Nicolás, 10 ans à peine, apprit le français à l'école. Il faut lire (en ligne) le cahier d'écolier qu'allait tenir l'enfant pour raconter ses tribulations, la cueillette des cerises à Céret, le « coiffeur poétique » de la cité, le passage du Tour de France à Perpignan, la sortie d'un parent très amaigri du camp d'Argelès-sur-Mer...

Le séjour fondateur fut donc dans le Cantal, entre 1940 et 1948, entre les 12 ans et les 20 ans du garçon devenu homme. La famille gagna l'Argentine en 1948, pour ensuite revenir en France – et même en Espagne après la mort de Franco. Nicolás décida de rester. C'est là qu'il prit son prénom d'artiste – il se prénomme, pour l'état civil, Mariano, comme son grand-père. C'est en Argentine qu'il décida de sauver le fileteado, cet art populaire né du temps des charrettes hippomobiles, qui consista ensuite, de longues années avant de sombrer dans l'abandon et l'oubli, à décorer les autobus de Buenos Aires.

Il aimait les Argentins tout en les raillant sans fin, avec un regard acéré toujours de biais : « L'étranger voit ce que les autres ne voient pas. » Il se moquait des névroses nationales d'un peuple ayant jadis massacré les Indiens et semblant toujours aujourd'hui faire les pieds au mur dans l'hémisphère Sud, mimant les habitudes de l'Europe perdue, fêtant Noël dans la chaleur de l'été austral, fier et complexé. Le mot « emmerdement », au r si rocailleux dans sa gorge, prenait une dimension cosmique, tout comme des termes désormais inusités qui surgissait sous sa langue, en particulier « couillon », quand Nicolás Rubió parlait en français de son pays et de ses habitants...

Et puis voilà que le passé vint à le requérir : « Nous ne connaissons pas toujours nos rêves. Ils dorment en nous, soudain s'éveillent, prennent de la place, nous accaparent. Mon rêve de l'Auvergne a commencé à prospérer en Argentine. » L'artiste s'est mis à peindre, de mémoire, son Atlantide : le Cantal englouti en même temps que la civilisation pastorale. Un documentariste argentin, Fernando Dominguez, aura en 2011 la riche idée de filmer cette passion dévorante et passionnante pour le village de Vielle, 75 habitants, 20 maisons, 300 vaches.

« 75 habitantes, 20 casas, 300 vacas » de Fernando Dominguez (2011). © Fernando Dominguez

Tout l'artiste est contenu dans ce film, consacré à l'inlassable édification d'une œuvre picturale naïve, profonde, déchirante, que Nicolás Rubió fait tellement sienne qu'elle en devient universelle. L'air de rien, avec des silences, des craquements, des aboiements de la campagne et les rumeurs de la ville, avec des plans sur certains objets quotidiens rappelant Alain Cavalier filmant les chaussures de son père (La Rencontre, 1996), avec une animation efficace et subtile des toiles, le réalisateur perce les mystères qui unissent l'art et la mémoire, le plus que passé et le présent moins que parfait, le vol d'un oiseau en Auvergne et les enluminures argentines.

Le spectateur s'approprie, petit à petit, ce village d'autrefois. Il y a la famille Roquetanière, qui avait pignon sur ruelle. Il y a le père Mathieu, curé bourru de jadis, qui rassurait l'enfant ayant eu un vent malencontreux au catéchisme d'une phrase énigmatique et crue : « Mieux vaut un pet en public que mourir seul. »

En 2013, Nicolás Rubió est allé présenter le documentaire en Auvergne. J'en avais profité pour le recevoir dans l'émission « Tire ta langue » que je produisais sur France Culture (à écouter ici). Auparavant, l'artiste était venu à Paris en 2010, lorsque fut exposée au Centre d'études catalanes une série dédiée à la mémoire de son père et dont il avait fait don à la France :  quarante-huit tableaux constituant une « Auca ». Il s'agit d'une forme picturale traditionnelle en Catalogne, une sorte de proto bande dessinée de six images en largeur sur huit en hauteur ; chaque tableau étant accompagné d'un vers explicatif.

Je m'étais rendu sur place pour Mediapart, mais j'avais commis la pire bourde technique de ma vie : j'avais filmé Nicolás Rubió en oubliant de mettre le son ! Il ne m'était plus resté qu'à commenter le document muet, où l'on voyait le beau visage de l'artiste de 81 ans, son air à la fois narquois et inspiré, sa gestuelle ample ; pendant que je ramais avec mon commentaire sur image. L'article, en forme de fiasco, figure ici.

Nicolás Rubió, chez lui à San Isidro (province de Buenos Aires), le 23 avril 2016. Remarquez la pancarte fleurie : « Gourré, tu es au Brésil ! », qu'il avait brandie à l'aéroport de la capitale argentine en guise de canular en allant chercher quelqu'un...

En 2016, en voyage privé en Argentine avec l'un de mes fils pour fêter ses 15 ans, j'ai revu, pour la dernière fois, Nicolás Rubió. Il allait sur ses 88 ans : son enthousiasme, sa fraîcheur excentrique, sa profondeur, sa gravité, sa malice et sa bonté n'avaient pas varié. Il nous fit choisir dans son atelier, à son fils et moi, chacun une œuvre, que nous chérissons depuis, à Paris.

Lors de ce séjour, nous avions rencontré sa petite nièce, Marthe Rubió, journaliste de fraîche date qui travaillait à La Nación et assurait pour Mediapart la correspondance en Argentine. C'est elle qui m'a donc appris la mort de ce grand-oncle d'abord prénommé Mariano et qu'elle appelait ainsi. Elle a bien voulu écrire un texte de témoignage, qui vient conclure, ci-dessous, cet hommage à Nicolás Rubió.

***

Au revoir Mariano

C’est un soir d’hiver relativement doux à Buenos Aires. On vient de finir de dîner dans ta cuisine, et on continue à discuter car on est bien. Enfin, pour être exact, on ne discute pas vraiment. Tu parles beaucoup et moi je t’écoute parler et ça nous va bien ainsi à tous les deux. Moi, j’aime écouter tes histoires toutes plus extraordinaires les unes que les autres, où tu mêles allègrement le vrai et le faux, le vécu et l’inventé, et c’est justement ça qui est merveilleux. Qu’est-ce qui est vrai finalement ? Ta réalité magique à toi l’est certainement. Et, toi, toi tu es ravi d’avoir un auditoire, et qui plus est de ta famille française, dont tu es si éloigné.

Donc moi j’écoute avec attention tes récits, j’admire ton talent de conteur, je me délecte de ta voix rocailleuse, de ton fort accent argentin, de tes gros sourcils gris en accent circonflexe. Tu me parles en français, mais un français des années 40, celui de ton adolescence dans le petit village auvergnat de Vielle, où tu as vécu quelques années pendant la guerre civile en Espagne. De temps à autre, tu jures et t’exclames “Coquin de sort”. Un emprunt à Georges Brassens, que tu aimes tant, et notamment la chanson “Les Passantes”, que tu connais par cœur. Dans tes histoires, tu tiens souvent le rôle du héros ou du génie incompris. Moi, cela m’amuse, ta mégalomanie. Je trouve cela beau d’être aussi fier, aussi flamboyant, depuis le fin fond de ta cuisine de San Isidro.

Bref, nous discutons, donc, enfin je t’écoute. Et soudain, tu me parles de la Misa Criolla. “Tu ne connais pas la Misa Criolla ?” T’indignes-tu. Piteuse, je te réponds que non. Tu quittes la cuisine sans un mot et je m'inquiète de t’avoir déçu. Et quelques minutes plus tard, je te vois revenir avec un vieux magnétophone sous le bras. Tu appuies sur “play”, monte le son au maximum et tu me dis : “Écoute ça”. Et on se met à écouter tous les deux les chœurs commencer à chanter, dans la cuisine, en silence. Quel moment inoubliable ! Quelle émotion ! C’est l’un de mes souvenirs musicaux les plus puissants.

Des moments de poésie comme celui-ci, tu m’en as offert à la pelle au cours des trois ans durant lesquels j’ai vécu à Buenos Aires et des deux mois pendant lesquels j’ai vécu avec toi. La fois où tu as fait des cocottes en papier pour tous les enfants du restaurant dans lequel on dînait; quand tu as insisté pour m’accompagner faire des visites d’appartements (miteux), tiré à quatre épingles avec ton foulard en soie autour du cou, déblatérant des théories sur l'art naïf devant les locataires éberlués, ce jour où tu as traversé tout Buenos Aires pour aller me chercher un gâteau d'anniversaire, qui était finalement tombé par terre car tu refusais catégoriquement de t’assoir dans le bus quand on te proposait une place, malgré tes 87 ans. Question de principe. Et bien sûr, quand tu es venu me chercher à l’aéroport de Buenos Aires, brandissant une pancarte-oeuvre d’art que tu avais peinte exprès pour moi, alors que tu me connaissais à peine.

Tu étais étourdissant, drôle, cruel, généreux, amoureux, rancunier, séducteur, élégant, travailleur, parano, libre, éternellement jeune, touche à tout… Génial.

Tu es parti samedi. C’est étrange de te dire au revoir alors que cela fait des années que nous n’avions plus que très peu de contacts. Tu m’as accueillie comme si j’étais ta fille, m’ouvrant ta porte avec une générosité inconditionnelle. Merci Mariano de m'avoir montré que la vie est poétique et légère, que tout est possible à condition d'être fier, exigeant et d'y mettre du cœur.

Marthe Rubió (29 août 2024)