Partir pour Mediapart en reportage à Budapest (le résultat est à lire ici et ici), c’était aussi tenter de revoir Tibor Fabian. Cet homme, dans mon souvenir, était urbain et impressionnant : nomenklaturiste honnête, idéaliste mais habile, ouvert sur le monde, charmeur et persuasif, généreux. Né en France, en 1930, de parents immigrés communistes hongrois – père juif, mère catholique –, Tibor Fabian était parti à Budapest, fin 1947, construire le socialisme avec sa famille.
Il avait un don pour les langues et en maîtrisait sept : le français comme langue maternelle, l’anglais et l’allemand appris au lycée Chaptal à Paris, le hongrois et le russe appris dès son arrivée à Budapest, plus l’italien et l’espagnol appris à ses moments perdus. Cela lui avait permis d’entamer une carrière de diplomate.
Au bout de huit ans, Tibor Fabian s’était fait virer du ministère des affaires étrangères : « Du fait de mon passé français, j'ai toujours été, peu ou prou, soupçonné d'être un agent double. » L’antisémitisme en vigueur dans le pays et sa classe dirigeante n’y était sans doute pas étranger non plus. Au reste, à peine débarqué en Hongrie fin 1947, son père avait changé en Fabian le patronyme familial, Grosz, pour tenter d’échapper à la haine. Tibor Fabian devait poursuivre sa carrière au ministère du commerce extérieur et représenter, à Genève, dans les années 1970, la Hongrie au GATT (l’ancêtre de l’OMC).
En 1980, il m’avait hébergé dans son appartement de la “rue de l’armée rouge” (Vörös hadsereg útja) pendant plusieurs semaines (j’accompagnais un ami de sa fille). Comment le retrouver ? Depuis Paris, les démarches avaient été vaines, malgré le coup de pouce du directeur de l’Institut hongrois, Balázs Ablonczy.
À Budapest, la place Moscou (Moskva tér) a repris le nom de Széll Kálmán (en hongrois, le nom précède le prénom). La rue Vörös hadsereg s’appelle désormais Hűvösvölgy, qui désigne ce quartier résidentiel, calme, fleuri, au cœur des collines de Buda, où serpente toujours le tramway 61.
Je retrouve le numéro de l’artère, sonne à l’interphone (on entrait jadis ici comme dans un moulin). La voix de Tibor Fabian : « Antoine ? Mais il y a un demi-siècle ! » Non, 34 ans, c’est déjà vertigineux : comme si un visiteur passé en 1940 revenait en 1974…
L’homme m’ouvre sa porte. Nous nous regardons interloqués : nous prenons trois décennies dans les dents, l'espace d’une poignée de main…
Nous parlons de son père, tailleur, qui avait vendu son affaire à Paris pour fonder une coopérative ouvrière – qui périclita – en Hongrie. Il aurait confié, aux infirmières, sur son lit de mort, que la société hongroise n’était vraiment pas devenue cet idéal auquel il avait souhaité contribuer.
Nous évoquons un épisode étonnant de l’insurrection de 1956, quand, secrétaire du ministre des affaires étrangères hongrois de l’époque, alors que les chars russes ne font pas de quartier pour reprendre Budapest aux “contre-révolutionnaires”, Tibor Fabian est chargé d’appeler l’ambassadeur soviétique, Iouri Andropov, pour qu’un tank cesse de tirer, du pont Marguerite, sur le ministère des affaires étrangères confondu avec les archives nationales…
Pourquoi m'a-t-il reçu en 1980, sans même me connaître ? « C'était une tradition chez mes parents, à Paris, rue des Mathurins. Nous étions quatre avec ma sœur, nous n'avions guère de place sinon un cagibi, dans lequel nous avons hébergé, tout au long de l'année 1945, différents rescapés, juifs ou pas, des divers camps nazis. » Revoir Tibor Fabian, qui a perdu sa femme l’an dernier – j’en gardais le souvenir d’une communiste convaincue, presque véhémente parfois –, c’était aussi tenter une forme de bilan. Il s’est prêté à l’exercice avec confiance, même si, de temps à autre, les mots ne lui revenaient pas aussi vite que jadis : il n’avait pas parlé français depuis de très longues années.