Antoine Perraud (avatar)

Antoine Perraud

Journaliste à Mediapart

Journaliste à Mediapart

171 Billets

1 Éditions

Billet de blog 3 décembre 2009

Antoine Perraud (avatar)

Antoine Perraud

Journaliste à Mediapart

Journaliste à Mediapart

L'étêté national

En écoutant, chez elle, rue de Rivoli à Paris, Suzanne Citron définir et démolir pour Mediapart l'histoire de France telle que le pouvoir l'instrumentalise, on retrouvait le parti du mouvement jadis cher à la gauche.

Antoine Perraud (avatar)

Antoine Perraud

Journaliste à Mediapart

Journaliste à Mediapart

En écoutant, chez elle, rue de Rivoli à Paris, Suzanne Citron définir et démolir pour Mediapart l'histoire de France telle que le pouvoir l'instrumentalise, on retrouvait le parti du mouvement jadis cher à la gauche. Comment se sont construits le roman national et les mythes afférents ? Voilà une question stimulante. L'interrogation devient injonction avec l'attelage Éric Besson-Nicolas Sarkozy, qui tente d'instaurer un memento politique à destination de citoyens sommés non pas de réfléchir à ce qui nous relie en France, mais de se plier à définir ce qui nous y sépare les uns des autres. Ce «débat sur l'identité nationale» fixe, cadenasse, photographie, à l'instar d'un sondage qui séquestre la tendance au lieu de l'élargir.

La droite est le parti du ficelage. Maurice Barrès en est le «dibbuk» (l'esprit malin) qui inspirait de Gaulle, hantait Mitterrand et possède Sarkozy. Ou plutôt ceux qui font parler ce malheureux président, comme à La Chapelle en Vercors (Drôme), le 12 novembre 2009: «C'est toujours au moment où l'on va les perdre que l'on mesure la signification et l'importance de ces choses indéfinissables avec lesquelles on a tellement l'habitude de vivre que l'on a l'impression qu'elles sont aussi naturelles que l'air que l'on respire (...) Si nous voulons que demain la France continue de signifier quelque chose pour nos enfants, nous devons être fiers de notre histoire et la leur apprendre. Je retiens la belle idée de créer un musée de l'histoire de France que tous les enfants des écoles iront visiter.»

Nicolas Sarkozy, vibrionnant modernisateur qui pensait avoir purgé la droite française de toutes ses racines antérieures à un Charles de Gaulle ouvert sur le grand large, s'enferme dans le placard à Barrès. Ce dernier confiait, selon Gide: «Qu'est-ce que j'aime dans le passé? Sa tristesse, son silence et surtout sa fixité. Ce qui bouge me gêne.» Et voilà le sixième président de la Ve République, homme de la «rupture» ne tenant pas en place, qui se retrouve, le temps du calamiteux «débat sur l'identité nationale», dans la peau de La Beauté baudelairienne décrétant: «Je hais le mouvement qui déplace les lignes.»

Nicolas Sarkozy est-il entraîné par la très barrésienne «ivresse de déplaire» ? «Tout avoir pour tout mépriser», se promettait l'écrivain du «Culte du Moi», de «l'énergie nationale», «jamais si heureux que dans l'exaltation», mort à Neuilly, qui entendait créer en France «ce qui nous manque depuis la Révolution» (on dit aujourd'hui Mai 68): «Une conscience nationale.» Barrès proclamait: «Une telle connaissance de la Patrie ne peut être élaborée que par une minorité, mais il faut qu'ensuite tous la reconnaissent et la suivent.»

Nicolas Sarkozy affirmait le 12 novembre dans le Vercors: «Ce débat est un débat noble. Il est fait pour les femmes et les hommes qui aiment leur pays, qui veulent en être fiers. Ceux qui ne veulent pas de ce débat, ceux qui en ont peur, ceux qui ont peur de parler de l’identité nationale, au fond, cette identité, ils ne la connaissent pas, sinon au lieu d’en avoir peur ils en seraient fiers. Raison de plus pour ouvrir un débat qui va leur apprendre au fond ce que c'est que l'identité nationale française.» (le texte officiel du palais de l'Élysée, ici en PDF, tronque cette phrase finale, qui devient : «Raison de plus pour ouvrir le débat, pour que chacun réfléchisse à ce que c’est l’identité nationale française.»)

C'est promis, la prochaine fois, Henri Guaino fera dire à Nicolas Sarkozy l'incipit ressassé de La Colline inspirée: «Il est des lieux où souffle l’esprit. Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie…» Ravalé au rang de garde-barrière du passé, des identités, des appartenances, de l'héritage des morts et de la peur des vivants trop nomades, le président de la République a ouvert la boîte de Pandore, comme en témoigne le questionnaire que son ministre de l'Identité nationale et de l'Immigration (sic!), Éric Besson, adressa aux préfets pour colloquer sur «l'identité nationale» dans les lieux mêmes où sont refusés les papiers aux étrangers qui en font la demande: «Comment éviter l'arrivée sur notre territoire d'étrangers en situation irrégulière, aux conditions de vie précaires génératrices de désordres divers (travail clandestin, délinquance) et entretenant, dans une partie de la population, la suspicion vis-à-vis de l'ensemble des étrangers?»

Le parti du mouvement, déjà en germe chez Héraclite («On ne se baigne jamais dans le même fleuve»), doit faire entendre aux petits douaniers des appartenances individuelles ou collectives, qu'on ne s'affiche plus désormais avec la même identité dans la même nation pour les siècles des siècles. Et parfois durant la même journée. Tout coule. Le parti du mouvement ne déterre pas les cadavres pour les brandir en exemple tout en se recroquevillant. Le parti du mouvement voit loin, comme Jean Jaurès écrivant son premier éditorial, le 18 avril 1904, dans un quotidien arborant le beau, large et accueillant titre d'Humanité: «L'Humanité n'existe pas encore, ou bien elle existe à peine...» Cet «à peine» nous nomme et nous convoque dans une foi généreuse en l'avenir, aux antipodes des convulsions hystériques à propos du passé.

.