Comme dans la Gênes du XIVe siècle campée par Verdi dans son opéra Simon Boccanegra, notre monde assiste à l'affrontement des plébéiens et des patriciens. Les premiers se réclament de l'énergie et de la légitimité populaires pour produire du chaos se croyant créatif. Les seconds, roides et emplis de morgue, se persuadent d'incarner « le bon gouvernement ». En Europe, la ligne de fracture oppose les plébéiens Salvini et Orbán aux patriciens Macron et Merkel. Aux États-Unis d'Amérique, le plébéien Trump voit se dresser contre lui les patriciens du clan Bush alliés aux prétendus adversaires démocrates : Barack Obama, Joe Biden, le clan Clinton...
Les patriciens se flairent et se cooptent, nonobstant leurs engagements pseudo politiques. Lorsque Bush l'Ancien (1924-2018) envisagea de conquérir le Sénat comme candidat républicain au début de sa carrière politique, il fit appel à son partenaire de tennis, l'avocat James Baker, pourtant démocrate. Le marché fut conclu, bien loin de la vulgarité des attachements partisans, entre deux solides spécimens d'une couche sociale archétypale. Et se vivant comme modèle et même comme idéal ; à suivre, à respecter, à imiter. Noblesse oblige...
Le compagnonnage entre ces deux Wasp (White Anglo-Saxon Protestant), très grand genre, culmina lorsque James Baker devint le secrétaire d'État du président Bush, entre 1989 et 1992, alors que le monde changeait de face : fin de l'Urss – la petite histoire, quant à elle, retiendra la très mauvais entente de James Baker avec un autre avocat, Roland Dumas, le ministre des affaires étrangères français.
La fraternité de classe entre les deux aristocrates yankees a pris fin le 30 novembre 2018, à Houston (Texas), lorsque James Baker, 88 ans, assista au dernier soupir de George Bush, 94 ans. Le corps du second n'était pas encore froid que le premier se répandait, auprès du New York Times puis à la télévision, pour narrer les derniers instants du trépassé. En tissant une légende dorée : il y eut bien élégance suprême et haute tenue, jusqu'au bout du bout.
Selon M. Baker, la fin fut douce et paisible. Un seul des enfants était présent. Les autres ont appelé pour faire leurs adieux au patriarche. Bush le Jeune fut le dernier à téléphoner à son père, qu'il assura de son amour avant de lui donner rendez-vous, « sur l'autre rive », quand son temps sera venu. « Moi aussi, je t'aime » furent, en réponse, les dernières paroles prononcées par Bush l'Ancien, sur son lit d'hôpital alors devenu son lit de mort.
M. Baker rapporte également qu'un ténor irlandais, Ronan Tynan, de passage à Houston ce 30 novembre, fut invité à chanter pour l'ancien président agonisant. Il entonna en particulier Silent Night (Douce nuit en français). Et pendant que chantait Ronan Tynan, remuaient les lèvres de George Bush à l'article de la mort :
Silent night, holy night
All is calm, all is bright (...)
Sleep in heavenly
Sleep in heavenly
Sleep in heavenly
Sleep in heavenly peace
De la part du très distingué James Baker, ce n'est pas seulement une pierre dans le jardin du furieux Donald Trump – comme lorsque Valéry Giscard d'Estaing, à la fin de son premier mandat, faisait mine de s'interroger en visant Jacques Chirac : « Imaginez que la France ait eu un président agité... » De la part de James Baker, c'est une leçon de maintien : il existe un savoir-mourir à l'instar d'un savoir-vivre, pour les gens de la haute. Les basses extractions doivent en prendre de la graine.
Davantage que lors des obsèques du républicain éclairé John McCain, il s'agit de présenter le visage et l'ethos d'une Amérique bien née, apte à diriger, presque naturellement ; pour savoir tenir son rang – et donc savoir faire preuve d'héroïsme, s'il le faut et quand il le faut. De ce point de vue, l'exhumation d'un vieux rival politique du défunt, le républicain Bob Dole, lui aussi combattant de la Deuxième Guerre mondiale où il perdit l'usage de son bras droit, a valeur d'exemple. Bob Dole, 95 ans, hissé hors de sa chaise roulante pour saluer de la main gauche, la seule valide, le cercueil de Bush l'Ancien, personnifie une certaine Amérique, dont le règne s'achève.
Cette Amérique avait saturé le registre de visibilité, condamnant à l'invisibilité, mutatis mutandis, ce qui relevait d'un pays moins pâle, moins masculin, moins dominant. C'est sous le président Bush qu'éclatèrent pendant six jours, en 1992, les émeutes de Los Angeles (plus de 50 morts), summum des tensions raciales dans une Amérique aux allures tout de même suprémacistes. C'est sous le président Bush qu'eut lieu, en 1991, l'audition calamiteusement machiste d'Anita Hill, qui s'opposait à la nomination à la Cour suprême du juge Clarence Thomas – symbole d'une certaine idée de l'impunité lubrique. Et le site « Décodeur 360° » détaille, ce 5 décembre, les turpitudes politiciennes dont le 41e président se rendit coupable, notamment lors de sa campagne de 1988 (à lire ici).
Émouvante ou hégémonique, chevaleresque ou toute-puissante, telle apparaît, sans doute pour la dernière fois à l'occasion de ce deuil, une Amérique se voulant dépositaire des vertus de bienséance, de tact et de décence ; mais qui symbolise un entre-soi de fer. Les Lumières ne trouvent refuge que sous les lambris patriciens, tandis que la férocité se déploie dès que la plèbe, en particulier « de couleur », relève l'échine.
« Le courage, c'est d'aimer la vie et de regarder la mort d'un regard tranquille », a certes pu énoncer Jean Jaurès dans son célèbre discours d'Albi, en 1903. Mais le tribun socialiste français ajoutait cet horizon, jusqu'auquel n'ont guère songé à se hisser MM. Bush & Baker – horizon qui confère tout son relief politique et social au courage : « C’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Aux futures obsèques de dear Henry Kissinger (96 ans aux prochaines cerises), évitons l'émotion déplacée ; forcément déplacée.