La vidéo ci-dessus dit beaucoup, aussi fabriquée, grimacière et caricaturale soit-elle. On y retrouve ce que proclame la sagesse des nations, résumée par l'adage que cite, à l'entrée « Russe », le Dictionnaire de la langue verte (1907) d'Hector France : « Grattez le Russe, vous trouverez un Cosaque ; grattez le Cosaque, vous trouverez l'ours. » L'auteur se fendait d'un commentaire pour enfoncer le clou quant « au vernis de la civilisation des Russes, relativement sortis de l'état barbare ».
Une variante, parfois attribuée à Germaine de Staël voire à Napoléon III, décrète : « Grattez le Russe, vous trouverez un Tartare. » La vidéo ci-dessus joue sur ce sens commun réactivé, au profit de la brutalité qui vient – histoire de régler les problèmes laissés en suspens par le formalisme, l'attentisme et l'impuissance démocratiques...
En 1934, dans un article paru en anglais pour une revue anglo-indienne de théologie (The Aryan Path) – que les éditions Le bruit du temps permettent de lire en français pour la première fois –, le philosophe russe exilé à Paris Léon Chestov (1866-1938) reprenait le dicton. Pour en faire le meilleur usage en le retournant contre ce qui justifie le coup de force et l'asservissement. C'était à propos de la Première Guerre mondiale, venue briser un siècle d'illusions – sur le progrès technique devant réconcilier les hommes, ou sur la civilisation comme victoire de l'esprit sur la force. L'article s'intitulait Les menaces des barbares d'aujourd'hui. Rien n'est plus actuel, alors que l'Europe, en particulier depuis l'annexion de la Crimée, chavire sur fond de centenaire du carnage de 1914-1918. Et que la violence qui gagne n'épargnera ni ne dédouanera grand monde...
Voici ce qu'écrivait Léon Chestov : « Les Français ont un dicton : “Grattez le Russe et vous trouverez le Tatare.” Ce qui veut dire que les Européens ne sont pas comme les Russes, on peut les gratter autant qu'on veut, on n'y trouvera pas de Tatare. Chez eux, la civilisation est devenue une seconde nature. Mais voilà que la guerre a éclaté. Et la première chose que nous avons entendue dans la bouche d'un Européen a été la célèbre phrase du chancelier allemand : “Un traité est un chiffon de papier.”
En d'autres termes, la loi et la morale sont une invention des imbéciles, et toutes les questions sont résolues par la force. Il s'est avéré que le chancelier Bethmann Hollweg, un homme ordinaire et insignifiant, était un prophète. Manifestement (et tout ce que nous avons observé par la suite l'a confirmé), pour être prophète, point n'est besoin d'être un génie ou une intelligence hors pair. Certaines prophéties supposent un esprit borné, intellectuellement et moralement. Un homme plus fin et plus intelligent que Bethmann Hollweg aurait eu honte de déclare ce qu'il a déclaré, autrement dit : “Ne me grattez pas, je suis un Tatare.”
Mais Bethmann Hollweg n'a éprouvé aucune honte, cela ne lui a même pas traversé l'esprit, et sa phrase sur le chiffon de papier a fait le tour du monde. Bethmann Hollweg a fait le premier pas : désormais, personne n'a plus honte d'être un Tatare. On s'en fait même gloire. Maintenant, cela n'a plus rien de surprenant d'entendre quelqu'un proclamer fièrement : “Grattez-moi autant que vous voudrez, vous ne trouverez pas d'Européen, je serai toujours un Tatare !” Car les Tatares sont des vainqueurs, et l'important dans la vie, c'est de vaincre. »
Extrait d'un recueil de trois articles de Léon Chestov : Qu'est-ce que le bolchevisme ? (à paraître le 22 octobre 2015 aux éditions Le bruit du temps, 184 p., 7 €).