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Billet de blog 6 octobre 2017

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Le Maire en prince de la musique

Zoom sur un bis éminemment politique dédié, le 5 octobre au soir, par Emmanuel Krivine, à la tête de l'Orchestre national de France, au ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, présent dans la salle de concert. Clef de fat ?...

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Diffusé en direct sur France Musique, un concert magnifique a été donné, jeudi 5 octobre 2017, par l'Orchestre national de France et son nouveau directeur musical, Emmanuel Krivine, avec en soliste la Trismégiste pianiste Martha Argerich. Le critique Alain Lompech a mis en ligne un compte rendu de l'événement sur le site Backtrack. Et la captation audiovisuelle ci-dessous restitue cette explosion de musique en liberté, avec en particulier un Concerto en sol de Ravel d'anthologie.

Ce moment musical intense n'en a pas moins enchâssé un instant politique symptomatique. À 2 heures et quinze minutes (dans la vidéo ci-dessus), en guise d'ultime bis à la fin du concert, le maître Emmanuel Krivine se fit valet avec une classe folle. Dans un délicat exercice de courtisanerie allusive, le chef d'orchestre évoqua en termes voilés la présence de Bruno Le Maire dans le public – pas à n'importe quelle place rassurez-vous, flanqué de surcroît des huiles de la Maison ronde, qui rivalisent traditionnellement de souplesse d'échine dans l'accompagnement de tout haut représentant de l'État, donc de leur tutelle.

Bruno Le Maire, dans le sillage de son ancien mentor Dominique de Villepin, publie des livres chez Gallimard. En 2012, ce fut, dans la collection L'Infini dirigée par Philippe Sollers : Musique absolue. Une répétition avec Carlos Kleiber. Carlos Kleiber (1930-2004) fut le dernier chef d'orchestre porté au pinacle du monde musical tout en en refusant les règles devenues de fer. Ivre d'idéal et d'absolu, il exigeait autant de répétitions qu'il s'en fallait, en dépit des tours de vis budgétaires. Il annulait s'il ne se sentait pas à la hauteur, nonobstant les supplications ou les oukases des chefs de caisse – le manque à gagner pour un opéra (Kleiber était un génie de la fosse) s'avère inimaginable en cas de dédit. Seule comptait à ses yeux la perfection. Vers elle il fit mouvement toute sa vie, déconcertant ses plus proches – avait-il seulement des proches ?

Le livre de Bruno Le Maire n'est pas à la hauteur de Carlos Kleiber, mais le premier n'a pas les scrupules du second. Il parade tel un chef à plumes. Et comme, en l'occurrence, le ministre occupe Bercy donc les cordons de la bourse, sa présence était une aubaine – quasiment sonnante et trébuchante en ces temps de disette budgétaire. Radio France doit en effet entretenir deux phalanges : l'Orchestre philharmonique (directeur musical : Mikko Franck), plus le National sur lequel veille donc Emmanuel Krivine. Celui-ci plaça par conséquent son compliment à la fin du concert : un bis en forme de placet valant assurance (rallonge éventuelle !) pour l'avenir...

C'est ainsi qu'il faut entendre – Comment l'entendez-vous ? fut jadis un programme phare de France Musique – la petite palinodie consistant à jouer, pour le grand argentier Le Maire aux cheveux d'argent, une Polka de Johann Strauss ayant pour titre Vive la Hongrie ! mais qui eût pu s'intituler Bercy beaucoup !

L'épisode serait anecdotique et risible s'il n'était métaphorique. Dans cette régression souriante vers l'Ancien Régime que constitue à bien des égards le macronisme, nous assistons au retour des protecteurs des arts : ces princes qui permettaient, selon leur bon plaisir, aux orchestres de vivre au service de leur cour. La République avait démocratisé le concert, le macronisme le particularise, le rend à nouveau tributaire d'un vœu altissime et distingué. Le partage culturel est mort, vive le patronage singulier !