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Billet de blog 7 mai 2010

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La révolution Aragon

L'amiral Darlan, chef du gouvernement de Vichy pendant l'éclipse de Pierre Laval (février 1941-avril 1942), aimait à plaisanter: «Les Égyptiens avaient le taureau Apis, moi j'ai Pétain!»Tout était en place pour que Louis Aragon (1897-1982) devînt le taureau Apis du Parti communiste français. Mais à la mort de sa femme, muse et cerbère, Elsa Triolet (1896-1970), le Poète défia les clôtures et folâtra.

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L'amiral Darlan, chef du gouvernement de Vichy pendant l'éclipse de Pierre Laval (février 1941-avril 1942), aimait à plaisanter: «Les Égyptiens avaient le taureau Apis, moi j'ai Pétain!»

Tout était en place pour que Louis Aragon (1897-1982) devînt le taureau Apis du Parti communiste français. Mais à la mort de sa femme, muse et cerbère, Elsa Triolet (1896-1970), le Poète défia les clôtures et folâtra.

Après quarante-deux années sous le joug fécond (d'un point de vue littéraire) d'Elsa, le Phare, soudain gidien dans ses mœurs, se dissipa. Entouré de garçons, il devint exquis, pimpant et tendre. Le témoignage de cette métamorphose charnelle — lui qui en avait connu tant de stylistiques — gît à l'Ina. Nous sommes en décembre 1978, Aragon a 81 ans. Il est interrogé, pour l'émission «Livres en fêtes» (co-produite avec Jean d'Ormesson), par un journaliste de 34 ans, Jacques Paugam, auquel les auditeurs devaient alors, le midi, une émission remarquable de France Culture, «Parti Pris».

Paugam avait un visage d'ange, Aragon y fut sensible et les deux vivants papillonnèrent de bien étrange façon autour d'une morte, Elsa Triolet, dont un mini mausolée occupait l'appartement du veuf ayant tourné casaque, au point de se permettre de glisser, comme si de rien n'était, comme s'il ne se dynamitait pas lui-même: «Les gens qui se promènent avec le chapeau du grand amour, je me méfie toujours un peu.» Jacques Paugam n'y va pas, de son côté, de main morte non plus: «Est-ce que vous ne l'aimez pas encore plus morte que vivante?»

Contacté à l'improviste au téléphone, Jacques Paugam se montre raccord avec l'émission d'il y a bientôt 32 ans: «J'en garde un souvenir très intense, un moment de vérité par un très grand artiste du "Mentir vrai". Aragon savait que je savais, il m'a su gré de lui permettre de ne pas tricher, mais à sa façon. Il éprouvait un besoin extraordinaire de plaire. Il exerçait un charme culturel et physique qui tenait de la sorcellerie. Mais je ne me suis pas senti "dragué", c'était beaucoup plus riche que cela.»

Voilà peut-être la meilleure introduction à l'enquête du journaliste (longtemps au Canard enchaîné) Patrice Lestrohan, à paraître le 12 mai: Le Dernier Aragon (Riveneuve éditions, 198p., 20€). De cette ronde de témoignages polyphoniques autour de la complexité faite homme, Aragon, prince de la feintise et apôtre des aveux vertigineux, ne sort pas embaumé comme un taureau Apis. Le stalinien honoraire garde jusqu'au bout de méchantes manières, que rappelle volontiers Jean d'Ormesson, pas peu fiérot d'étaler sa tripe sociale aux dépens d'un drôle de coco, devenu sur la fin une sorte de firme permettant tous les abus sociaux (Aragon était à la fois stipendié par le parti et pillé par ses jeunes commensaux).

Par une nuit froide, Louis et Jean dînent au Lutétia. Le chauffeur du premier (rémunéré par le PCF), vient demander, transi, s'il doit continuer d'attendre plutôt que de rentrer chez lui. Réponse du Mage: «Mais enfin mon ami, pourquoi croyez-vous que nous vous payons?» L'aristocrate ne put s'empêcher de rappeler à l'apparatchik à quel point les talons rouges savaient mieux traiter leur personnel que la faucille et le marteau réunis...

Parfois, Aragon yoyotait de la touffe. Patrice Lestrohan raconte comment, dans son appartement de la rue de Varenne, en face de Matignon que Jacques Chirac avait depuis trois ans quitté, le Poète était persuadé, en 1979, que l'ancien premier ministre envoyait des sbires débiter des complaintes sardoniques à son encontre. Mais les chansons que croyait entendre l'écrivain devenaient, à travers le tamis de sa déraison, pure et haute prosodie...

Le livre de Patrice Lestrohan montre surtout comment, sur le fil du rasoir des malheurs, un vieil homme, comme en écho à certains poèmes vibrants et chancelants à la fois, brava la mort et les mourants. Il désira et ressenti jusqu'au bout, là où tant d'êtres abdiquent. Il choqua et provoqua plutôt que de glisser vers la tombe. Ne semblait-il pas en prendre le chemin, alors qu'Elsa se mourait, dans une magnifique émission produite par Hélène Martin pour la télévision française en 1970, «Plain chant», qui le filmait dire, dans l'ombre calculée du studio, L'Homme seul?...