Voilà que ça recommence : oui, la réforme de l’orthographe, cette « passion française » par excellence. Nous voyons la langue à la façon de La Beauté, telle qu’elle s’exprime dans le poème de Baudelaire : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes. » Notre patrie aime à vivre, se persuade-t-elle, sous la férule d’une dictée – de Mérimée à Pivot…
Étrange Hexagone, qui se querelle au sujet de l’idiome national, au plus fort des tensions internationales – aucun lien de cause à effet pour autant : cette chronique s’en voudrait de nourrir le complotisme galopant de Dunkerque à Bonifacio…
En 1990-1991, alors que se préparait la première guerre du Golfe et son opération « Tempête du désert », nous connûmes notre tempête dans un verre d’eau, à propos de quelques rectifications orthographiques. Aujourd’hui, alors que la guerre plane plus que jamais, les réseaux sociaux sonnent le tocsin : en septembre 2016, tous les manuels scolaires écriront nénufar avec un « f », ou ognon avec un simple o initial. Je voudrais revenir à la source de cet émoi ridicule – deux mille mots d’usage courant sont concernés par des simplifications de bon sens…
Un homme a tout déchaîné, à son corps défendant, voilà un quart de siècle, sous un gouvernement Rocard : Pierre Encrevé. Un sociolinguiste né en 1939, ancien professeur à l’université de Vincennes, qui contribua puissamment à faire connaître en France les travaux de Noam Chomsky. Bien.
Les linguistes ne sont pas toujours à observer les idiolectes comme les vaches regardent passer les trains. Et la politique, en matière de langue, saisit M. Encrevé, qui intégra donc le cabinet de Michel Rocard à Matignon.
L’essentiel est évoqué dans un petit livre publié en 2007 chez Gallimard par Michel Braudeau et Pierre Encrevé : Conversations sur la langue française.
Nul besoin de tout savoir sur les polissures de l'orthographe proposées par le Conseil supérieur de la langue française – et acceptées par l'Académie française –, pour adopter la philosophie de Pierre Encrevé, qu’il résume avec un art affirmé du contrepet : « Vieux motard que jamais ! »
Notre système d’éducation, nécrosant et nécrosé, s’est longtemps posé en garant de la sélection par l’orthographe. L’intelligence semblait alors réduite à la mémoire mécanique. Et des générations de Français ont été entretenues dans le mythe que leur langue, à l’instar du Coran, était « incréée » : tombée du ciel. Intouchable. Or les mots ont connu des variantes et des métamorphoses continuelles. Réformer, c’est reprendre le cours de la vie, là où la névrose nationale ne voit qu’un objet sacré, digne de dissections rituelles, hiératiques ; sous l’autorité de prétendus gardiens : ces custodes en habit vert sous la Coupole...
Dans ce monde globalisé, avec une francophonie digne de ce nom, finie l’orthographe embaumée ! D’autant que l’informatique bouscule les usages (langage SMS), tout en s’en faisant le vecteur obligeant (correcteurs automatiques). Grâce à de telles retouches à même l’écran, plus besoin de tout mémoriser – idem avec les calculettes qui nous ont libérés des tables à connaître par cœur. Une forme de liberté fondamentale y gagne.
Pourquoi réclamer un état d’urgence linguistique alors que va disparaître, en quelques occurrences, l’accent circonflexe, vécu par trop de Français comme un toit symbolique ?...
La langue est faite pour en user le plus librement possible – quitte, pourquoi pas, à laisser revenir ceux qui le voudraient à la graphie de poëte abandonnée en 1878 : avec un e doté d’un tréma plutôt que d’un accent grave.
Bref, si nous cessions enfin de ne voir que pureté menacée ou norme à défendre dans la langue française, qui n’est, après tout, qu’une forme de créolisation du latin ?…
Chronique diffusée sur France Culture dimanche 7 février à 12h45 :
http://www.franceculture.fr/emissions/le-monde-selon-antoine-perraud/le-monde-selon-antoine-perraud-dimanche-7-fevrier-2016