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Billet de blog 9 mai 2008

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Rue Gay-Lussac mon amour

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En mai 1968, on était un Poher de 8 ans. On habitait rue Gay-Lussac, au numéro 26, dans un immeuble érigé en… 1868. Il est de style néo-gothique — le romantisme avait redécouvert le Moyen-Age, mythifié, comme en témoigne la pièce de Victor Hugo Les Burgraves, * créée vingt-cinq ans avant l’immeuble en question (1843). Le 26 de la rue Gay-Lussac s’avère une puissante métaphore de la bourgeoisie. Tout pour la façade ; le reste doit se débrouiller avec des matériaux de récupération du percement de la rue Monge. Le père du Poher de 8 ans, connu pour ses idées de gauche minoritaires dans les environs, assurait que le 26 ne tenait debout que grâce à la conduite des cabinets et aux deux immeubles qui le flanquent.


L’arrière-grand-père du Poher de 8 ans était arrivé sur place en 1941, pour donner, depuis les fenêtres de sa chambre, sur l’hôtel particulier (aujourd’hui propriété des sœurs blanches d’Afrique) où sa défunte femme avait été scolarisée dans les années 1880. Les voisins du dessus, au 4e étage, étaient là depuis 1944.


La concierge, Marie-Philomène Guégan née Madoré, occupa la loge du 15 mars 1942 au 1er juin 1996. Née le 23 août 1913, elle avait été première du canton de Pontivy au certificat d’études. D’études, il n’en avait pas été question pour elle. Sa vie côtoya d’étrange façon l’histoire de France. Elle se marie durant l’été 1936 et profite alors des premiers congés payés pour revoir, en voyage de noces, cette Bretagne dont elle devait garder l’accent jusqu’à son dernier souffle. Elle est d’abord employée de maison. En septembre 1939, sa patronne se pique alors qu’elle coud en écoutant la TSF : déclaration de guerre.


En août 1944, le concierge du 28 passe la tête hors de la porte cochère et reçoit dans la gorge une balle allemande tirée par une mitrailleuse depuis la place Edmond Rostand : Libération de Paris.


En mai 1968, les étudiants voleront les couvercles des poubelles en fer afin de s’en servir comme boucliers : inconvénient. Avantage : après les événements, le bitume remplacera ces odieux pavés avec leurs jointures qui n’étaient que des nids à poussière. Madame Guégan balayait du matin au soir. Les deux diables, de chaque côté de la porte cochère du numéro 26, avaient les genoux resplendissants : tenant le manche à bout de bras, la concierge y frottait régulièrement la brosse de son ustensile, pour la débarrasser de ses moutons.

Voilà quarante ans, le quartier ne vivait pas encore l’entre-soi des enrichis. On a connu, rue des Feuillantines, un ancien mécano d’aviation de la Grande Guerre mort de froid en 1979, à défaut de pouvoir s’acheter du bois. Brassage social, donc, mais atmosphère de village. La ligne de Sceaux (dont certains se souvenaient de l’électrification en 1935) avait son terminus à la gare du Luxembourg. Nous étions reliés à cette banlieue intellectuelle, qui débarquait ici en terre de connaissance, avec des serviettes de cuir fourbues et bourrées de livres. Rien à voir avec le futur RER B. Un écosystème urbain préservé.


Quand le Poher de 8 ans devait rejoindre, depuis l’école de garçons de la rue Victor Cousin, son père à la Sorbonne voisine, il trouvait sur le trottoir et jusqu’en l’auguste faculté, des flèches tracées à la craie par la main paternelle, qui le conduisaient au laboratoire de chimie minérale du professeur Chrétien, où rien n’avait changé depuis Pasteur (Jussieu allait tout chambouler).


Vint la nuit du 10 mai 1968. Dormant sur cour et donnant sur les sœurs silencieuses, le Poher de 8 ans n’entendit rien. Le lendemain, quand il vit du balcon, dans la rue Gay-Lussac, le désastre constitué de voitures calcinées jonchées sur leur tranche, derrière lesquelles des inconnus déjà grands (20 ans) ou vieux (30 ans) ne tarissaient pas d’injures à l’égard d’une soldatesque exotique en faction, noirâtre, aux allures de mouches tsé-tsé caparaçonnées, l’enfant fit son choix : il serait CRS, pour protéger sa maman, qui revenait de la maternité, avec un quatrième garçon né le 29 avril.


Et quand son père se pointa comme une fleur dans la matinée du 11 mai, pour annoncer le sort de la 403 break familiale garée rue de l’abbé-de-l’Épée (« Ma femme a brûlé et ma voiture n’a plus de lait ! »), le Poher de 8 ans, courroucé par ce ton festif intempestif, se sentit réactionnaire (il devait, lors des législatives de 1973, soutenir Georges Bidault, bien que son père le traînât aux réunions électorales d’Aguigui Mouna dans les préaux du Ve).


Le Poher de 8 ans ne supportait pas que ses parents lançassent, à chaque nuit d’émeute, des oranges aux émeutiers et même de grandes couches (propres) en tissu, pour qu’ils se protégeassent des gaz lacrymogènes. Au premier étage, un peu plus responsable, la fille de Louis Joxe, garde des Sceaux, téléphonait à son papa, qui assurait l’intérim de M. Pompidou parti en Afghanistan, pour lui décrire la hauteur des flammes.


Au 22 rue Gay-Lussac, une égérie de la Révolution, une Pasionaria des soulèvements, Madame Fructus, qui tenait l’agence Inter Europe, parlait de Varsovie pendant la guerre, ce qui confirmait au Poher de 8 ans que tout cela était fâcheusement étrange. Dans cet immeuble, au 1er étage, habitaient le colonel Biffaud, sa femme et leurs enfants, dont un futur journaliste au Monde, Olivier. Dans l’immeuble d’en face, au 5e étage, vit toujours la maman de Bernard Guetta.


Elle est sans doute l’un des derniers témoins de cette époque. L’ultime commerçant ayant connu les événements (plus les paponnades du 17 octobre 1961), M. Laroche, libraire installé depuis 1954 au numéro 18, qui proposait des reproductions de tableaux venues de tous les musées du monde, vient de dételer à 89 ans.


Au numéro 26, Madame Guégan est morte quelques années après que Monsieur Tibéri lui eut trouvé une place dans la maison de retraite de la rue Poliveau. Les voisins du 4e furent remplacés par l’écrivain Dominique Fernandez, qui vécut là une petite dizaine d’années. La fille de Louis Joxe et son mari, excellent éditeur, rejoignirent l’immeuble Halévy, quai de l’Horloge, propriété familiale depuis le XVIIIe siècle. Suite au décès, en novembre dernier, de la mère du Poher de 8 ans, l’appartement du troisième étage devrait être mis en vente (cela n’est pas une annonce immobilière).

* Les Burgraves, de Victor Hugo, résonnent étrangement, si l'on songe à mai 1968 :

Car ils ont fait leur temps; ils ont l’esprit troublé :

Voilà plus de deux mois que le vieux n’a parlé.

Ou bien encore :

Jeunes gens! vous faites bien du bruit :

Laissez les vieux rêver dans l’ombre et dans la nuit.

La lueur des festins blesse leurs yeux sévères :

Les vieux choquaient l’épée; enfans, choquez les verres;