Laurie Fabry est morte ce 9 novembre à l'âge de 80 ans. Elle avait de longues années durant dirigé la communication des dictionnaires Le Robert, dont les chevilles intellectuelles étaient alors Alain Rey et sa femme, Josette Rey-Debove.

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Laurie Fabry aura lutté dix ans durant contre un cancer, sans jamais se plaindre mais en vantant toujours, avec chaleur, l'expertise et l'humanité de ses médecins de l'Institut Curie à Paris. Je l'avais interrogée voilà plusieurs mois pour un livre paru voilà quelques semaines sous la direction de François Gaudin aux éditions Honoré Champion : Alain Rey. Lumières sur la langue.
Quelque héritier abusif (pléonasme) d'Alain Rey vient d'obtenir l'interdiction dudit ouvrage et sa mise au pilon. Voici donc l'entretien d'une femme disparue, prévu pour un livre voué à la disparition, en ce jour doublement sépulcral.
Quand avez-vous rencontré Alain Rey ?
Laurie Fabry : En 1980. Je venais d’être engagée comme attachée de presse au département des dictionnaires Hachette et devais m’occuper du lancement du Français non conventionnel. Un dictionnaire qu’Alain Rey et Jacques Cellard avaient écrit tous les deux, à parts égales.
Je suis arrivée dans un bureau et suis tombée sur deux compères, très bonhommes, avec le même éclair de malice dans les yeux, qui partageaient le même plaisir des mots. Cela a tout de suite été sympathique et rassurant. Le Non con, ainsi que nous le nommions, a connu un succès formidable, ce qui n’était à l’époque pas donné pour un dictionnaire d’argot.
Une photographie était alors parue dans la presse : on y voyait les deux compères posant devant une plaque du quai Conti, où siège l’Académie française, mais le cadrage du cliché n’avait retenu que la première syllabe du quai glorieux…
C’était dans L’Express. Et nous avions effectivement bien ri ! Alain tendait les bras comme prêt à s’envoler. Je lui avais soufflé cette pose. Lui et Cellard témoignaient d’un sens de l’humour, d’un esprit de dérision, d’un refus de se prendre au sérieux, alors que l’un comme l’autre étaient éminemment sérieux dans leur travail, leur compétence et leur savoir. Amicaux, ils ne vous écrasaient pas de leur science. Ils faisaient montre d’un grand amour et d’une grande écoute des gens.
Le plus célèbre des deux était alors Jacques Cellard (1920-2004)…
Ses chroniques langagières du Monde étaient extraordinaires – elles avaient été éditées au Robert dans la collection L’Ordre des mots : La Vie du langage (1979). Alain Rey, alors qu’il était le plus compétent des deux, n’avait encore bénéficié d’aucune communication et passait effectivement pour un illustre inconnu hors de cercles restreints. Les deux s’entendaient très bien. Alain ne prenait pas Jacques de haut et celui-ci vouait une forme de révérence au premier : le Petit Robert, ce n’était tout de même pas rien…
Je travaillais beaucoup avec la province. Alain s’est toujours montré bienveillant envers tous les titres de la presse et toutes les plus petites radios. Nous avons accompli, avec les deux compères, des virées dans une atmosphère très gaie, dans les grandes librairies comme Mollat (Bordeaux), ce qui donnait lieu à des étapes gastronomiques assez inoubliables. Il ne s’agissait pas d’aller dans un bistrot minable et de commander une piquette ! Les gens percevaient, en particulier chez Alain, cet amour de la vie, qui le rendait éminemment sympathique.
Comment les journalistes réagissaient-ils lors de ces séances de promotion ?
Alain faisait preuve à la fois de virtuosité et de simplicité. Tous ses interlocuteurs, journalistes, libraires, personnel du monde de l’édition, étaient séduits et même enthousiasmés, demandant souvent à le revoir.
C’était un puits de science plein de bonhommie. Quel que soit le sujet, on le trouvait de plain-pied. Je me souviens qu’un journaliste du Nouvel Observateur, très pointu en philosophie allemande, devait rencontrer Alain. Je préviens celui-ci, qui me répond : « Cela tombe bien, j’ai lu dans le texte tous les philosophes allemands. »
Depuis l’obtention de ses deux bachots avant 15 ans, c’était un génie décalé qui avait appris à vivre avec son décalage. Mais il était dans le partage. J’ai le souvenir de la façon qu’il avait de captiver son auditoire, que ce soit une personne ou une salle entière, en partant de l’étymologie d’un mot : c’était vraiment le roi de l’étymologie…
Comment en êtes-vous venue à travailler quotidiennement avec lui ?
J’étais donc dans un groupe, CEP Communication, dont le patron était Christian Brégou. Sur la demande de celui-ci, j’organise un jour un séminaire à Salzbourg, où je fais la connaissance de Nathalie Coppinger, qui était à la tête du Robert (poupée gigogne du groupe Nathan dirigé par Bertrand Eveno).
Nathalie Coppinger m’a proposée de la rejoindre au Robert comme attachée de presse, puis très vite comme directrice de la communication. J’ai alors commencé à rencontrer des journalistes férus de langue – ils préparaient les entretiens et ne faisaient donc pas que passer les mains vides. Je les ai aiguillés vers Alain, qui a tout de suite apprécié leur commerce, par-delà la promotion du Petit Robert qui, à chaque rentrée scolaire, se mesurait au Larousse dans une sorte de guerre de la communication…
En quoi consistait votre action dans une telle bataille ?
J’avais remarqué que le dictionnaire Larousse trustait les jeux à la télévision. J’ai alors œuvré pour rééquilibrer en faveur du Robert – à une époque où ce placement de produit, comme on ne disait pas encore, était gratuit pour une maison d’édition. C’est un peu plus tard que les producteurs de télévision ont flairé le pactole et fait payer des fortunes à ceux qui voulaient apparaître à l’écran…
Quant à Alain, c’était très simple : il suffisait de le mettre entre les pattes d’un journaliste compétent (il m’a fallu pour cela procéder à un certain tri…), ou d’un animateur de jeux, pour qu’ils sentent d’emblée la différence d’avec un rédacteur en chef du Larousse. Je n’avais aucune difficulté une fois les présentations effectuées : c’était à chaque fois un boulevard !
Jamais des représentants de la presse n’ont été complexés par le savoir encombrant d’Alain Rey ?
Non, jamais il n’écrasait personne. Il lui suffisait d’ouvrir la bouche. Il donnait l’impression de raconter des histoires plutôt que de déverser sa science. Il avait un sens des riches digressions étayées, passionnantes. Je n’ai jamais rencontré personne se plaignant de son trop-plein de savoir. Tout le monde en redemandait : ma tâche en était facilitée…
Je n’ai connu qu’un exemple délicat, avec une pointure du Nouvel Observateur persuadée d’avoir déniché des erreurs dans le Petit Robert et auquel Alain dut faire comprendre, avec doigté, qu’il s’agissait plutôt de subtilités de la langue française ayant échappé à ce contradicteur de rencontre.
Quand vous êtes arrivée au Robert, vous avez découvert un binôme…
Oui, Alain et sa femme, Josette Rey-Debove. Elle était universitaire, pas lui. Il se pliait à tout de façon naturelle, pas elle. Josette était sémiologue et c’était très difficile de faire passer une telle spécialité dans la presse, qui la trouvait aride. Pour le coup, son épouse a été moins mise en valeur que lui, ce qui n’est pas allé sans tensions.
Devenir connu n’a pas tourné la tête d’Alain Rey ?
Pas du tout ! Ça l’amusait sans même l’intéresser, au début. Ensuite, il s’est intéressé, presque d’un point de vue technique, à la fabrique de la célébrité : la télévision, la radio et leurs contraintes…
Il est toujours resté presque modeste, ce qui ajoutait au plaisir de travailler avec lui et pour lui. Nous – il me faut mentionner en particulier Françoise Laigle – fournissions une tâche de fourmis, avec des dossiers de presse savants, complets, documentés.
Vous n’imaginez pas la maestria d’Alain, quand je lui demandais quelques lignes qui puissent à la fois informer et aguicher la presse : cinq minutes après, il descendait de son bureau, au quatrième étage, pour m’apporter, dans mon bureau du premier, un texte parfait, écrit au fil de la plume et sans la moindre rature. « Dis-moi si ça te va », me lançait-il.
Quelles ont été les étapes de sa célébrité ?
En constatant son succès auprès des uns et des autres, à Paris, en province, mais aussi en Belgique, en particulier en 1992 avec le lancement du Dictionnaire historique de la langue française – une merveille qui s’est vendue à plus de 100 000 exemplaires –, en observant à quel point il avait donné toute sa mesure, je me suis dit que son travail méritait d’être amplifié. À moins d’être complètement débile, tout le monde se rendait compte qu’il était franchement génial.
J’ai alors contacté France Inter avec l’idée qu’Alain pourrait parler d’un mot chaque jour. Le journaliste Patrice Louis, qui était le coordinateur de la matinale de la station à ce moment-là, a réagi d’emblée positivement. Nous avons, avec Alain, rencontré Patricia Martin et surtout Ivan Levaï, qui a été fabuleux de réactivité.
Cela a donné « Le mot de la fin », qui a duré de 1993 à 2006, avec un impact extraordinaire. Alain a été propulsé, même si sa notoriété existait déjà – il était passé à Apostrophes pour le Robert historique, tandis que s’accumulaient les émissions de radio où il était invité ainsi que les articles de presse.
Avec les années, Alain a fini par faire de sa chronique une tribune politique lui permettant d’afficher ses idées, qui n’étaient pas forcément du goût du pouvoir ni, j’imagine, d’une partie des auditeurs. Le 29 juin 2006, il tirait sa révérence avec un ultime pied de nez consacré au mot… « salut ».
Quels moments de vie professionnelle vous ont le plus marquée avec lui ?
Peut-être les voyages en train. Il arrivait chargé de dossiers, avec l’intention de travailler. Je me mettais en retrait. Et puis il commençait à parler, de tout, de langue, des contrées que nous traversions. Alors je l’écoutais, toujours ébahie par ce qu’il avait dans la tête : c’était à chaque fois un ravissement. Lors d’un tel déplacement ferroviaire, il m’avait confié son rêve d’écrire un dictionnaire des « pays » de France. Je garde en moi la trame de ce livre qui n’a pas vu le jour.
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À lire : Quand Alain Rey faisait le mur des mots dans Mediapart
« C’est seulement après un quart de siècle d’une œuvre de bénédictin (l’image aurait provoqué un sourire sarcastique chez ce libre penseur) qu’Alain Rey devint une coqueluche des médias, grâce en particulier à Laurie Fabry, une attachée de presse qui croyait en ses dons de haute vulgarisation. »
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À lire également, cette chronique de Pierre Georges dans Le Monde (20 novembre 1996)
https://www.lemonde.fr/archives/article/1996/11/20/robert-contre-robert_3752563_1819218.html
« La peste soit du fax ! A peine avez-vous écrit une erreur qu'elle revient en écho, des entrailles fumantes de la machine. Ainsi hier à propos du mot niquer. Faisant foi à notre Petit Robert qui s'use même si l'on s'en sert, nous avions écrit que le mot n'y figurait pas. Ce qui était parfaitement exact. On ne pouvait supposer, vu l'état extérieur de l'ouvrage, bien propre sur lui, astiqué, bichonné, qu'il était d'un modèle dépassé. Un Petit Robert modèle 1992 comme neuf et pourtant déjà condamné à prompte réforme par les fourriers de la langue.
[...]
La preuve ? Cette humiliation suprême pour montrer que le chroniqueur fut « niqué ». La maison Le Robert, bois, charbons et mots, affréta sur l'heure un coursier qui, bravant frimas, embouteillages et forces de l'ordre, s'en vint porter un paquet-cadeau à l'ignare sévissant rue Claude-Bernard.
Il n'y avait pas de faveur rose autour du paquet. Mais l'intention y était. A l'intérieur un Petit Robert frais, du jour, et cet envoi moqueur de Laurie Fabry, directrice de la communication : “Que le grand cric me croque ! Je n'ose pas dire que le grand nique me noque, si le verbe niquer n'est pas dans le Petit Robert de la langue française. Il y est entré glorieusement dans l'édition 1993 entièrement refondue et réécrite, et nous avons dans la maison un faible pour ce mot lubrique et poétique...” A tout pécheur, miséricorde. Et dictionnaire. Ce serait presque une invite à commettre des bourdes tous les jours pour meubler la bibliothèque. Robert contre Robert, le duel, en tout cas, fut plaisant, sinon sanglant. »