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Billet de blog 10 avril 2015

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L'inconscient lepénien structuré comme un discours

Quand ils se mettent en pièces, les Le Pen sont loin de faire un four. Leur déchiquetage se révèle d’une richesse polysémique empoignante. S’y condense toute l’histoire de l’extrême droite, fondée sur la force centrifuge, les schismes, scissions et sécessions

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Quand ils se mettent en pièces, les Le Pen sont loin de faire un four. Leur déchiquetage se révèle d’une richesse polysémique empoignante. S’y condense toute l’histoire de l’extrême droite, fondée sur la force centrifuge, les schismes, scissions et sécessions – même si le communisme ne fut pas en reste d’épurations, tout comme les avant-gardes artistiques au XXe siècle, du futurisme au situationnisme en passant par le surréalisme.

Alors qu’est-ce qui tétanise à ce point l’esprit public dans cette querelle politico-familiale ? Sa puissance de remembrance mythologique (les Atrides), ou littéraire (Le Roi Lear, Le Père Goriot…) ? Non, quelque chose de plus archaïque, tournant autour de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme.


L’un des paradoxes du clan Le Pen aux abois aura été de démontrer ce b.a.-ba de la psychanalyse : le mythe de « la horde primitive ». À la veille de la Première Guerre mondiale, inspiré par l’évolutionnisme darwinien, Sigmund Freud, dans Totem et tabou, brosse ainsi l’aube des temps : « L’humanité était composée d’une horde dominée par un mâle unique. Ce patriarche régnait alors sans partage sur toute la tribu : toutes les femelles lui appartenaient ; quant aux jeunes mâles, ses fils, ils étaient tués ou chassés. Cependant, ceux qui avaient survécu se regroupèrent et réussirent ensemble à tuer le père qu’ils dévorèrent afin de s’approprier sa force. »

Jean-Marie Le Pen, tout à son narcissisme de la race des seigneurs, incarne ce père de la horde primitive, fort de sa plénitude animale et que rien n’entrave. Ô père-version qui répudie ce qui fait obstruction à sa jouissance : c’est-à-dire la Loi, qui ne peut alors tomber sur lui que tel un couperet. Le parricide princeps fut masculin selon Freud, mais dans la tribu Le Pen cet élément viril existe seulement sous forme de « pièce rapportée » (dixit le daron). Si bien que cette famille française d’extrême droite illustre, à son corps défendant, la réactualisation matriarcale du mythe à laquelle le médecin viennois avait lui-même procédé, dans Moïse et le monothéisme, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale…

Donnant corps, sous nos yeux, à un héritage régressif fondé sur l’élimination du « roc biologique », la famille Le Pen met de surcroît en lumière l’axiome freudo-marxiste par excellence : les pères originaires et imaginaires du fascisme ne furent, ne sont, ne seront là, que pour endiguer la jouissance – donc le danger supposé – que personnifie la femme. Si les Le Pen miment le pire assuré, Freud tentait d’établir le meilleur possible, c’est-à-dire une théorie du pouvoir démocratique reposant sur trois étapes essentielles, nonobstant la violence originelle : l’acte fondateur, la loi, le renoncement au despotisme.

Les Le Pen n’ont retenu que la version brutale et stérile du festin cannibale (ayant mené à la perfection théologique de l’eucharistie !). Ils cèdent à leurs pulsions préhistoriques : castration à tous les étages, rivalité mimétique à gogo ! Leur anthropophagie fondamentale, omniprésente, profanatrice, consiste à se nourrir, encore et toujours, de l’ennemi, assimilé, digéré : le “Front National” n’était-il pas, à l’origine (1941), une organisation résistante communiste, avalée, invalidée, dissoute et ainsi récupérée par Jean-Marie Le Pen en 1972 ?

La violence débouche sur le sacré, la victime sacrificielle est divinisée, selon René Girard : « Le père n’explique rien : pour tout expliquer, il faut se débarrasser du père, montrer que l’impression formidable faite sur la communauté par le meurtre collectif ne tient pas à l’identité de la victime mais au fait que cette victime est unificatrice, à l’unanimité retrouvée contre cette victime et autour d’elle. C’est la conjonction du contre et de l’autour qui explique les “contradictions” du sacré, la nécessité où l’on est de toujours tuer à nouveau la victime bien qu’elle soit divine, parce qu’elle est divine. » (La Violence et le sacré).

Le post-fasciste Le Pen finit dans un faisceau de paradoxes. Lui qui s’est cherché des souffre-douleurs, têtes de Turc et autres persécutés expiatoires en 60 ans d’action politique, se dénoue en bouc émissaire. Lui qui ne vécut que pour le culte du chef mâle, quémande une autonomie d’expression auprès de sa fille. Lui qui préfère à la fois l’injustice et le désordre, lui qui privilégie les Ténèbres plutôt que les Lumières, apparaît prêt à faire sienne la défense de Calas par Voltaire, au premier chapitre du Traité sur la tolérance (1763) : « Il semble que, quand il s’agit d’un parricide et de livrer un père de famille au plus affreux supplice, le jugement devrait être unanime, parce que les preuves d’un crime si inouï devraient être d’une évidence sensible à tout le monde. »

Quelle déchéance : Jean-Marie Le Pen, sous les coups de sa fille, en viendrait à parler le langage de la liberté, de l'égalité, de la fraternité !