La BBC connaît une menace sans précédent. La cause occasionnelle en est une liberté litigieuse prise au montage, dans un sujet de « Panorama », magazine phare de la télévision britannique.
Diffusé peu avant les élections américaines de novembre 2024, le reportage revenait sur la prise du Capitole du 6 janvier 2021, encouragée, de toute évidence, par un Donald Trump qui refusait de reconnaître sa défaite électorale face à Joe Biden.
Trump s’était adressé aux manifestants factieux. Et la BBC a résumé son propos en accolant, sans le signaler, deux moments du discours de l’autocrate mauvais perdant.
D’où, accusent les détracteurs de la British Broadcasting Corporation, l’impression que M. Trump incitait à l’insurrection, au-delà de ce qu’il fit – le Donald, en mafieux d’extrême droite accompli, sait, pour échapper aux rigueurs de la loi, jouer sur l’implicite et les sous-entendus.
Il y eut certes une bévue professionnelle – il aurait sans doute fallu mentionner la coupe, par le truchement d’un fondu enchaîné, équivalent des points de suspension entre crochets ([…]) du code typographique.
Cette erreur, dénoncée au bout de cinq ans, voilà une dizaine de jours, par le Daily Telegraph (quotidien britannique flirtant avec la droite la plus dure), est montée en épingle par Donald Trump ainsi que par ses alliés au Royaume Uni, bien décidés à en faire la mère de toutes les fautes impardonnables.
Avec une première conséquence : le directeur général de la BBC, Tim Davies, a démissionné, ainsi que la responsable des informations, Deborah Turness.
Bluff yankee
Renversant la réalité – Donald Trump a bien encouragé, à sa façon, les émeutiers du 6 janvier 2021 –, l’actuel pouvoir à Washington saisit l’occasion de mettre en accusation un média influent qu’il ne cesse de trouver en travers de sa route. La BBC dit la vérité en commettant une maladresse ? Il faut l’accuser d’être un propagateur de fausses nouvelles, corrompu, manipulé et manipulateur !
Face au bluff yankee lourd de périls – les avocats de Trump menacent d’un procès avec 1 milliard de dollars de dommages et intérêts à la clef –, les dirigeants de la BBC ont fait le gros dos, sachant que la droite et l’extrême droite britanniques n’attendaient que ces circonstances pour noyer l’organisme d’information en l’accusant de la rage.
D’autant que l’organe de gouvernance (« board ») de la BBC compte des agents dormants, nommés par Boris Johnson ou autres premiers ministres conservateurs, qui veulent la peau, en définitive, de « Tante Beeb » sur laquelle ils sont censés veiller.
Les conservateurs du royaume s'avèrent aimantés par Reform UK de Nigel Farage, formation trumpienne en plein ascension outre-Manche – et qui présage une grève de la redevance menée par le peuple pour couler le média des élites. Tout ce monde démagogue, converti à des politiques antidémocratiques, s’est engouffré dans la brèche anti BBC.
Les travaillistes au pouvoir n’ont guère moufté, tétanisés par leurs échecs et ayant intériorisé la cadence politique aujourd’hui imprimée par l’extrême droite. Seuls quelques môles de résistance – le Guardian de Londres ou Ed Davey, chef de file des libéraux – sont montés au créneau pour défendre la BBC.
« Bébécé »
Cette situation inquiète bien au-delà du Royaume-Uni, tant la BBC joue un rôle, planétaire, dans l’apport d’une information essentielle, crédible et vitale. En ce qui me concerne, j’écoute d’abord et avant tout Radio 4 pour savoir ce qui se passe dans le monde – toute station française m’apparaît, en comparaison, provinciale.
J’ai pu constater, dans les anciennes démocraties populaires des années 1980, à quel point le service extérieur de la BBC, pour tant d’intellectuels et de citoyens au-delà du rideau de fer, incarnait la seule torchère parmi tant de ténèbres.
Ces dernières années à Mediapart, j’étais parfois moqué par mes camarades d’une rédaction volontiers franglaisante, pour m’obstiner à prononcer non pas « bibici » mais « bébécé ».
Et ce, ne serait-ce qu’en hommage à Julien Carette, comédien titi parisien par excellence, qui pendant l’occupation nazie, au théâtre, avait l’habitude de fouler les planches avec un jeu de mot à propos d'un abbé dont il était question : « l’abbé Gonia », « l'abbé Tise », « l'abbé Rézina », « l'abbé Cane », ou encore « l’abbé Gum ». Un jour, Carette osa « l’abbé Bécé », ce qui froissa l’occupant vert de gris…
Il se trouve qu’au début de ma vie journalistique, existaient encore, dans le Lot par exemple, des paysans qui continuaient à écouter les services français de la BBC, trente-sept ans après la fin de la guerre.
Il se trouve aussi que je n’avais qu’un rêve : travailler, à Londres, au sein de ce service en langue française – aujourd’hui disparu – de la BBC. J’avais passé tous les tests, je m'étais rendu pour un ultime entretien à Bush House, avant que ne me douchât un courrier... discriminatoire : « Your voice is not suitable for short waves. »
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Qu’importe, je suis resté fidèle à ce poste, à défaut d’y causer. Jamais je n’oublierai la voix de Nick Robinson, héraut du programme matinal « Today » de Radio 4, lorsqu’il annonça, de Kiev, le 24 février 2022, l’invasion lancée par Poutine : notre avant-guerre avait commencé.
J’ai encore dans l’oreille les sons que parvenait, après vérifications, à diffuser la BBC aux pires moments, génocidaires, exercés par le pouvoir de Benjamin Netanyahou à l’encontre de l’entière population palestiniennes de Gaza. Nous y étions, malgré l’interdiction de travailler sur place imposée aux journalistes par Israël.
C’est cela que ne pardonnent pas à la BBC ses contempteurs et ses ennemis acharnés. Leur sont restées en travers de la gorge les interventions à l’antenne de Jeremy Bowen, qui décrit si parfaitement la situation déplorable, à partir le plus souvent de Jérusalem. Il transmet l'impalpable, soudain palpable, sur un ton navré, implacable ; objectif tout en exposant l’horreur, le cynisme des uns et la déréliction des autres.
Dans un monde qui se délite et fonce vers tant de catastrophes démocratiques ou géopolitiques, nous n’avons et n’aurons jamais autant besoin de la BBC.