Le ver de l’argent corrupteur est dans le fruit du journalisme depuis Émile de Girardin (1806-1881). Il fonda son premier canard en 1828 : Le Voleur, qui publiait des articles pillés à droite et à gauche ! Surtout, en 1836, il inventa cette donne économique qui s’écroule aujourd’hui, avec la création de La Presse, quotidien à bas prix fondé sur un double marché : la publicité jouant un rôle aussi crucial que le rédactionnel.
L’impureté congénitale du pisse-copie, leurre et paravent de l’argent, était revendiquée. Thomas Ferenczi, dans L'Invention du journalisme en France. Naissance de la presse moderne à la fin du XIXe siècle (Plon, 1993), cite la définition «in progress» du journaliste que Girardin proposait en 1844 : «Nous sommes à l'historien ce que l'élève barbouilleur est au peintre, ce que le clerc est au procureur, ce que le manoeuvre est au maçon, ce que le marmiton est au chef. On appelle le premier, rapin ; le second, saute-ruisseau ; le troisième, gâcheur ; le quatrième, gâte-sauce. Nous ne connaissons pas le surnom dérisoire qu'on donne au gâte-sauce historique : ce métier infime doit avoir aussi quelque sobriquet ; nous ignorons le mot mais il doit exister ; peut-être que c'est : journaliste.»
Une telle dévalorisation symbolique était faite pour aspirer, comme un trou noir, les valorisations sonnantes et trébuchantes. Les journalistes n’auront de cesse de gagner une légitimité à la fois éthique et technique, les arrachant à leur condition d’hommes (ou de femmes) sandwiches flirtant avec le fric.
À la fin du XIXe siècle, la profession s’est suffisamment structurée pour s'affirmer à travers des associations corporatives. Et par le biais de la première école de journalisme à Lille, se résout la question de la formation professionnelle : «On peut dire que le journalisme est aujourd'hui reconnu comme une science ou un art à étudier au même titre que la médecine, la peinture ou la littérature dont il est une forme», écrit un observateur en 1914.
On mesure le chemin parcouru d’un point de vue définitionnel. Mais le vice de forme originel, la férule de l’argent, demeure. La loi de juillet 1881 dégage en grande partie la presse de la tutelle politique, mais la liberté financière n’est pas abordée. Et les capitaux, petits et grands, font des ravages.
En 1875, l’éminent publiciste géorgien N. Nikoladzé, dans La Presse de la décadence. Observations d’un journaliste étranger, fustigeait les méthodes de rédactions qui s’avéraient boutiques de chantage ou de lançage et qui devraient, selon lui, «faire rougir jusqu’à l’encre qui sert à imprimer ces feuilles de joie».
En 1931, l’économiste Arthur Raffalovitch publiait (avec l’aide de Boris Souvarine) L’Abominable vénalité de la presse française : un recueil de documents tirés des archives de l’ancien régime impérial de Russie et relatifs au «subventionnement de la presse française», qui peignait à n’en plus finir des rédacteurs français «quémandeurs et affamés». On y trouvait le point de vue du corrupteur dégoûté…
Les corrompus jamais rassasiés vivaient alors leur période de vaches grasses. Dans son Histoire des passions françaises (tome IV, «Goût et corruption»), Theodore Zeldin rappelle à quel point Les pages financières des journaux étaient «affermées» : informations comme publicités ; «agents» négociant leurs orientations ; une corporation de maîtres-chanteurs en étant venu à donner le la.
Il n’était pas rare de lire par exemple, dans cette presse ignoble, un encadré rappelant ainsi le corrupteur étourdi à ses devoirs : «Nous ajournons à huitaine l’examen approfondi de la banque [unetelle]. Nous serions heureux de n’avoir qu’à en dire du bien.»
La presse issue de la résistance changea la donne pour quelques années. Une sorte de sursaut moral semblait avoir frappé les principaux titres, dont Hubert Beuve-Méry, du Monde, apparaissait comme le saint patron ; à moins que ce ne fût l’arbre qui cachât la forêt…
La paupérisation de la presse et des journalistes, la fin d’une morale tenant l’argent à distance dans des rédactions aux mains de groupes se vautrant jour et nuit dans le grisbi, signèrent le grand retour de la corruption. En une France où la chose s’impose insidieusement ou à ciel ouvert.
Yves Roucaute, voilà près de vingt ans, dans Splendeurs et misères des journalistes (Calmann-Lévy, 1991), montrait que si un commentateur voulait tenir son rang, il n’y avait désormais point de salut hors «la dure loi du cumul», dont la recette cynique était ainsi livrée : «Conserver toutes les places acquises autant qu’il est possible. Programmer selon une règle de visibilité croissante, de l’écrit vers la radio puis la télévision.»
Les journalistes sans portefeuille d’activités, doivent dépérir ou se débrouiller. C’est-à-dire se payer sur la bête. La pratique s’est répandue et certaines nouvelles télévisions de la TNT, qui furent créées sans parfois posséder un sou vaillant, ont généralisé des méthodes inacceptables mais acceptées par chacun : faire payer les personnalités interviewées, faire financer par les entreprises les sujets traités.
Les alertes à la corruption se multiplient et bien des mèches sont vendues. Rue 89 raconte les petites affaires liées au chemin de fer métropolitain, Arrêt sur images livre les secrets d’un séjour à la neige entre amis obligés, le blogueur Narvic offre un terrible moment de confession électronique…
Mais pour reprendre les catégories d’Arnold Heidenheimer, il y a la «corruption noire» unanimement dénoncée, la «corruption grise» qui fait parfois parler d’elle et la «corruption blanche» passée sous silence, donc tolérée par tout le monde.
La vénalité des journalistes œuvrant dans le champ culturel — ils encaissent, d’une façon ou d’une autre, les retombées de leur travail rédactionnel — est une affaire rarement évoquée. Dans le domaine du Septième art, qui est avant tout une industrie brassant des sommes faramineuses, les tentations sont grandes et les tentatives rarement vaines.
Quand il avait pris la tête du service culture de L’Express, Philippe Meyer avait chassé une personne qui touchait de l’argent des majors. Comment faire lorsque les convergences d’intérêt (que l’on appelle faussement conflits d’intérêt) sont patentes, par exemple lorsqu’un journaliste qui critique les films vit avec une attachée de presse qui les promeut ? Faut-il imposer des prohibitions touchant aux existences maritales ? Philippe Meyer résumait ainsi ses principes : «Si un journaliste se trouve dans une position qui pose un problème déontologique, s’il a le moindre fil à la patte, il ne doit pas être en mesure de prendre une décision dans le champ où il pourrait faire défaut.»
Avec tact mais implacabilité, s’ils ne veulent pas jouer trop longtemps à «ceux qui vont mourir te saluent», les journalistes français devraient faire le ménage au bon sens du terme (le ménage désigne dans le métier des activités annexes lucratives !). Impossible d’être critique littéraire et salarié de l’édition, d’être critique de théâtre et de recevoir, même sous les formes les plus détournées, de l’argent d’un directeur de salle, etc.
Tous les états généraux organisés sous les houlettes les plus empressées à perfuser quelques subsides ne résoudront pas l’état général d’un grand corps malade, qui doit enfin se prendre en main. Pour paraphraser Victor Hugo : «Aujourd'hui, ce qui salit le journaliste, ce n'est pas la pauvreté, c'est la vénalité, ce n'est pas la crotte, c'est la boue.»