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Billet de blog 13 avril 2010

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À la rencontre de Jorge Semprún

En de rares occurrences, le service «Culture et idées» de Mediapart se déplace au grand complet: Sylvain Bourmeau et votre serviteur s'offrent le luxe d'aller ensemble interroger ce que les Japonais appellent un «Trésor national vivant». Le premier monument humain visité fut Claude Lanzmann, né en 1925. Voici le deuxième, en la personne de Jorge Semprún, né en 1923.

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En de rares occurrences, le service «Culture et idées» de Mediapart se déplace au grand complet: Sylvain Bourmeau et votre serviteur s'offrent le luxe d'aller ensemble interroger ce que les Japonais appellent un «Trésor national vivant». Le premier monument humain visité fut Claude Lanzmann, né en 1925. Voici le deuxième, en la personne de Jorge Semprún, né en 1923.

Tout devient romanesque chez Semprún, avec les entrelacs d'une vie qui se métamorphose, d'une mémoire aux bonds de fauve, d'une Histoire devenue marâtre apprivoisée. À peine arrivés dans son appartement, au sommet d'un hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, nous lui demandons, pour engager la conversation, en guise d'essai de voix avant le filmage, comment il en est venu à louer ce lieu. Surgit alors la vie du propriétaire, juif roumain venu étudier la médecine en France avant la guerre, caché durant l'Occupation par une famille catholique, dont il devait épouser la fille. Impression d'assister à la naissance d'une nouvelle, pour deux seuls destinataires...

Le temps presse pour Jorge Semprún, tragiquement serein, qui sait briller des ultimes feux du témoin de l'expérience concentrationnaire nazie. Il l'écrit au dernier texte d'un recueil en forme de méditation sur l'Histoire, Une tombe au creux des nuages. Essais sur l'Europe d'hier et d'aujourd'hui (Climats, 328 p., 19€): «Plus personne ne possédera au sein de la mémoire de ses sens, l'imprégnant peut-être encore, l'indignant certainement toujours, l'odeur des fours crématoires, qui est, sans le moindre doute, la chose la plus spécifique, la plus singulière du souvenir de l'Extermination. Plus personne, donc, ne pourra expliquer aux habitants de New York que l'infecte puanteur qui s'est répandue sur le quartier des tours jumelles, après les attentats du 11 septembre, était précisément la même que celle des fours crématoires nazis. L'odeur de la guerre totalitaire que la “vieille Europe” connaissait déjà, et contre laquelle elle avait entrepris la remarquable tâche de la construction d'une communauté supranationale d'États indépendants.»

En avril 1945, libéré de Buchenwald par les troupes américaines, un jeune homme de 21 ans prenait congé de l'arbre de Gœthe, épargné par les nazis ayant déboisé à tour de bras pour construire les baraques du camp, incendié par un bombardement américain au phosphore durant l'été 1944. Ce jeune homme pensa au poète espagnol de ses lectures adolescentes, Antonio Machado, dont un vers lui traversa l'esprit: «Au vieil ormeau fendu par la foudre.»

L'homme de 86 ans qui nous reçoit tourne toujours autour de ce qui l'assaillit en prenant congé de l'arbre de Gœthe: «Était-ce la vie qui allait commencer, après un si long rêve de la mort? Ou était-ce plutôt le rêve de la mort qui allait se prolonger? Ou encore le rêve de la vie; de la vie considérée comme le rêve de la mort?»

La mémoire étincelante, l'esprit alerte, le propos aux cadences parfaites (nous sommes sortis de l'entretien en convenant qu'il est rare de recueillir un discours aussi construit), Jorge Semprún nous est apparu à l'instar d'une force traversée par le flou, comme un bloc parcouru de méandres, tel un arbre aux racines éployées, célestes, imaginaires. Il aime à citer le philosophe Emmanuel Levinas, pour qui «l'implantation dans un paysage, l'attachement au lieu, c'est la scission même de l'humanité en autochtones et étrangers».

Nous avons rencontré — pour vous offrir trois jours de suite sa parole à partir de demain sur Mediapart — un être qui a échappé aux mauvais génies du lieu grâce au bilinguisme: «Suis-je espagnol, suis-je français ? Du point de vue de la langue, mon identité “nationale” est en tout cas floue, flottante, sinon ambiguë. C'est pour cela que j'ai modifié, pour mon usage personnel, une formule que Thomas Mann avait élaborée dans son exil d'allemand antifascite: La patrie d'un écrivain, proclamait-il, c'est la langue... Je ne peux y souscrire. Je dirais pour ma part: “La patrie d'un écrivain, c'est le langage...”»

Un entretien à découvrir sur Mediapart