Le blog-note d’un rédacteur de Mediapart offre parfois l’occasion d'ouvrir le capot, le temps d’une halte, dans cette course à la fois appliquée et insensée qu’est le journalisme participatif.
À peine était mis en ligne, en «manchette» de l’édition de 13h du 13 novembre, l’article consacré au spectacle magnifique Aden Arabie, proposé par Didier Bezace au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, que tombait, en guise de commentaire, l’appréciation suivante signée «beaulieu» :
«Vous n'apportez pas grand-chose de neuf à la bio de Paul Nizan. Votre article tient davantage de la compilation que de la recherche et de ce fait il trimballe un certain nombre d'assertions pour le moins pas très exactes.
Petit appendice: pourquoi êtes-vous animé par pareille hargne vis- à-vis des communistes pour lesquels vous ne ratez pas une occasion de les présenter comme des filous, des menteurs qui voulaient le malheur du monde. Dommage. Vous devriez regarder de plus près l'histoire de ce parti sans vous abreuver toujours aux mêmes sources.»
Réponse de votre serviteur ainsi interpellé :
«Chère Jacqueline Beaulieu,
Cet article ne pouvait enchanter l'ancienne journaliste de L'Humanité que vous fûtes. Argument qui se voudrait d'autorité (mais plus grand monde ne mord désormais à cette prétendue suprématie morale et politique du PCF) pour jeter l'opprobre plutôt que d'offrir la moindre preuve argumentée (cela vous écorcherait-il de citer «un certain nombre d'assertions pour le moins pas très exactes» ?) : je retrouve, hélas !, dans ces quelques lignes, les travers et les ornières d'une engeance pour laquelle je n'aurai pourtant jamais de haine, ne l'ayant fort heureusement point connue en position dominante. Comme me le confiait le vieux Jacques Debû-Bridel, merveilleux gaulliste de gauche: «Les communistes ? Ce sont des chrétiens primitifs!»
J'écris «hélas !» vous concernant parce que votre connaissance intime et profonde de la télévision française et de ses meilleurs réalisateurs (Marcel Bluwal en tête), vous fit écrire de beaux articles et un livre essentiel (La Télévision des réalisateurs : pour la création, ils témoignent à La Documentation française en 1984). Vous êtes parfaite dans le coup de cœur et la transmission généreuse. Mais quand l'impossible devoir vous prend de remettre un confrère dans la ligne du parti : «Un vieux souvenir sonne à plein souffle du cor»...
Bien à vous cordialement.»
Nouvelle manifestation de Jacqueline Beaulieu, dans un style moins raide :
«Cher Antoine, C'est parce que j'ai lu Nizan, bien avant les années 70, parce que j'ai été une des critiques de "Antoine Bloyé" mis en scène par Marcel Bluwal, que je suis allée voir le spectacle d'Aubervilliers , que je n'ai jamais été ni religieuse ni suiviste( et Michel Puech connaît bien les conditions de mon départ de L'Humanité) que je trouve qu'il est un peu trop facile de dire "tout ça c'est la faute des communistes" comme pendant la guerre " on disait:" c'est de la faute des juifs et des bicyclettes" ce à quoi on nous répondait "pourquoi les bicyclettes", que j'ai trouvé votre article bien léger et pas assez documenté. Nizan est quelqu'un pour lequel j'ai toujours eu de l'estime et j'ai partagé dès mon adhésion au Pc son appréciation sur le pacte germano-soviétique.
Au Pc , avec lequel je n'ai plus aucun lien mais auquel je ne regrette pas d'avoir appartenu, nombre de personnes n'ont jamais renié Nizan. je peux vous affirmer que même — et surtout — au sein de L'Humanité-dimanche, tel était le cas.
Pour finir je n'ai jamais eu l'intention de "remettre un confrère dans la ligne du parti", une ligne qu'il n'a jamais connu.
Amicalement, quand même.»
Peut-être aurait-il fallu en rester là. Mais votre serviteur a trop souvent le défaut de prétendre avoir le dernier mot :
«C'est promis, chère Jacqueline Beaulieu, la prochaine fois, je tâcherai d'être bien lourd et comme tout droit sorti de mes fiches...
Amicalement malgré tout.»
La réplique n'a pas tardé :
«C'est là que vous êtes lourd. Vous auriez pu au moins signaler combien les propos de Nizan, dans ce non dialogue avec Sartre avait d'échos et de prolongation avec l'époque actuelle et précisément avec ce dernier mois. Mais vous en êtes resté à des citations, moins ajustées à la situation de notre monde en déliquescence. C'est peut-être hors de vos fiches. Tiens, je ne savais pas que le travail d'un journaliste consistait à accumuler des fiches.»
Pourquoi revenir sur un tel échange, aigre-doux, qui pourrait s’expliquer par une simple vision psychologisante et générationnelle (l’aînée dans la carrière corrigeant un puîné osant marcher sur ses brisées) ?
Parce que nous avons-là les derniers feux d’une culture communiste de l’interpellation et du dénigrement, qui terrorisa son monde, notamment dans le domaine de la direction de l’esprit, durant les trois-quarts du XXe siècle.
Jacqueline Beaulieu, comme une boussole qui indique le sud, sème le faux avec aplomb. Des «assertions pour le moins pas très exactes» ? On en attend la liste. Article léger et non documenté ? Plus de huit feuillets consacrés à une pièce de théâtre, dont plus de la moitié pour rappeler le destin politique de Nizan : aucun journal, quotidien ou hebdomadaire, imprimé ou en ligne, n’en a fait autant. Les sources furent variées. D’abord le texte, Aden Arabie, ce qui permit notamment de signaler une phrase à la coloration antisémite ne figurant pas dans le découpage de Didier Bezace. La biographie de Pascal Ory, citée dans l’article, ainsi que Le Temps détruit, de Pierre Beuchot, devenu un documentaire de chevet. Et les articles remarquables d’Anne Mathieu, dans L’Humanité, dans Le Monde diplomatique ; Anne Mathieu, pilier de la revue Aden et du G.I.E.N. (Groupe interdisciplinaire d’études nizaniennes), qui prépare pour ces jours-ci un colloque sur «Nizan romancier et la littérature de son temps».
Par ailleurs, le reproche de Jacqueline Beaulieu quant au manque d’analogie avec l’époque actuelle ne tient pas puisque c’est précisément l’un des angles du papier (Exemple extrait de l’article : «Écrit au lendemain du krach de 1929, le texte parle de notre inquiétant aujourd’hui.» Ou encore : «(...) qui lui fera écrire, l’année suivante, dans Les Chiens de garde (1932), qui nous touche également si fort aujourd’hui (...)»)
Enfin Jacqueline Beaulieu fait mine de ne pas comprendre que le mot «fiches» ne renvoyait pas à la pratique du journalisme mais à une longue tradition de «flics de la pensée» dans laquelle s’illustrèrent les folliculaires communistes. Il suffit, pour s’en convaincre, de se plonger dans une étude magistrale et passionnante passée inaperçue en France : La Critique au service de la révolution (Peters-Vrin, 2000), de l’excellent Marc Angenot, professeur à l’Université McGill de Montréal.
En la lisant, on comprend que la réaction de Jacqueline Beaulieu s’avère être la queue de comète de ce terrorisme intellectuel qui consistait (c’est le titre d’un chapitre de Marc Angenot) à «classer, démasquer, dénoncer».
Quand Jacqueline Beaulieu confond critique d’un spectacle et «bio» de Nizan, elle s’inscrit dans ce qu’Angenot appelle un «pathos vitaliste», qui, sous la plume des Aragon, Sadoul et…Nizan dans les années 1930, demandait instamment de créer de la vie, de donner vie à des problèmes sociaux, d’insuffler de la vie à des concepts. Il fallait le faire avec le «sérieux» militant idoine, d’où le reproche décoché par Jacqueline Beaulieu d’être «léger» (l’idéal à ses yeux étant peut-être d’écrire comme une tractoriste tchécoslovaque des années 1950 !).
Malheur à ceux qui ne s’alignaient pas sur la vision du monde communiste, sur son manichéisme de classe et sur son optimisme historique alors en cours ! Angenot note : «Un schéma typique apparaît dans les comptes rendus», qui ressemblent — comme dans les commentaires de Jacqueline Beaulieu — «à l’annotation scolaire». Même si, remarque l’auteur : «En matière d’amalgames paranoïdes et d’homologies brutales, les Français n’atteindront pas le fanatisme policier des Soviétiques.»
La Critique au service de la révolution, étude érudite, aux références impeccables, démontre notamment comment Sartre reprendra, dans Situation I, à propos de Mauriac, une excellente analyse littéraire de Nizan datant de 1932. Mais un tel tableau s’avère aussi navrant qu’accablant et le lecteur s’accroche à l’ironie salutaire d’Emmanuel Berl, qui s’interrogeait, faussement naïf : «Je vois mal en quoi Le Cimetière marin ou l’œuvre de Giraudoux sert le Comité des forges, non plus que la philosophie bergsonienne qui en est, paraît-il, le plus ferme rempart.»
L’ironie est sans doute la meilleure réponse que mérite Jacqueline Beaulieu. Mais n’oublions pas pour autant que cette pluie de reproches faux, déplacés, injustifiés, qui nous arrive aujourd’hui d’une émettrice isolée, s’abattait jadis déclenchée par une armée de plumitifs qui donnaient le la, imposaient le tempo du paysages journalistique et intellectuel français, bannissant, ostracisant, avec des mots mensongers et scélérats. Paul Nizan finit victime de cette chasse incessante, à laquelle il avait cependant puissamment contribué de 1932 à 1939.
Cette mise sous contrôle, au nom d’un «marxisme d’intention», de celui qui écrit trop librement et qu’il faudra salir et déconsidérer en lui attribuant des lacunes et des tares imaginaires, provoque désormais un petit agacement passager au lieu d’intimider voire de vitrifier.
Il n’était donc pas inutile d’éventer, dans la prose de Jacqueline Beaulieu, une archéologie de la réprimande communiste, des traces d’insultes de classe, un habitus propagandiste, qui n’ont rien d’innocents et qui renvoient à une époque heureusement révolue. Quand Aragon proclamait dans Commune, en 1934, «La Révolution reconnaîtra les siens», il le faisait au nom d’une herméneutique politique dont notre contemptrice demeure l’ultime avatar.
Pour terminer cette leçon de chose à l’intérieur d’un article et d’un certain type de commentaires suscités, il faut préciser que l’auteur de ces lignes n’a rien de personnel contre Jacqueline Beaulieu, croisée en deux ou trois circonstances ; qu’il lui garde même une reconnaissance secrète pour le rôle qu’elle joua, avec son mari comédien, dans les années 1960, auprès d’un couple voisin du XVIe arrondissement de Paris, Paul Celan et Gisèle de Lestrange, ainsi qu’en témoigne une note d'Eric Celan et Bertrand Badiou relative à la correspondance fabuleuse Celan-Lestrange éditée en deux volumes par Le Seuil en 2001.