Alors que la contre-offensive ukrainienne est annoncée, le dernier billet de Cédric Mas dans Mediapart, qui explique comment les stratèges de Kiev jouent avec les nerfs de Moscou, m’ont fait penser aux pages de Marcel Proust sur l’art de la guerre.
C’est dans Le Côté de Guermantes – dont l’action se situe au tournant du siècle –, que Proust déploie des paragraphes aux résonances extraordinaires. Le narrateur y rend visite à Robert de Saint-Loup, cantonné dans une petite ville de garnison des Vosges, Doncières.
Pour ne pas laisser la conversation partir sur l’affaire Dreyfus – Saint-Loup est dreyfusard contrairement aux officiers de son entourage –, Marcel interroge un jeune gradé au sujet d’un commandant qui hisse l’histoire militaire jusqu’à « une démonstration d’une véritable beauté esthétique ».
Son interlocuteur confirme : « Les plus petits faits, les plus petits événements, ne sont que les signes d'une idée qu'il faut dégager et qui souvent en recouvre d'autres, comme dans un palimpseste. De sorte que vous avez un ensemble aussi intellectuel que n'importe quelle science ou n'importe quel art et qui est satisfaisant pour l'esprit. »
« Sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où elles seront inférieures à celles de l'adversaire... »
C’est alors que Robert de Saint-Loup interrompt la conversation pour mettre son très long grain de sel, qui semble fait pour nous instruire sur ce qui se prépare dans l’est de l’Ukraine : de Doncières au Donbass…
« Tu lis par exemple que tel corps a tenté… Avant même d'aller plus loin, le nom du corps, sa composition, ne sont pas sans signification. Si ce n'est pas la première fois que l'opération est essayée, et si pour la même opération nous voyons apparaître un autre corps, ce peut être le signe que les précédents ont été anéantis ou fort endommagés par ladite opération, qu'ils ne sont plus en état de la mener à bien. »

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Il poursuit : « Or, il faut s'enquérir quel était ce corps aujourd'hui anéanti ; si c'étaient des troupes de choc, mises en réserve pour de puissants assauts, un nouveau corps de moindre qualité a peu de chance de réussir là où elles ont échoué. De plus, si ce n'est pas au début d'une campagne, ce nouveau corps lui-même peut être composé de bric et de broc, ce qui, sur les forces dont dispose encore le belligérant, sur la proximité du moment où elles seront inférieures à celles de l'adversaire, peut fournir des indications qui donneront à l'opération elle-même que ce corps va tenter une signification différente, parce que, s'il n'est plus en état de réparer ses pertes, ses succès eux-mêmes ne feront que l'acheminer, arithmétiquement, vers l'anéantissement final. »
Saint-Loup précise alors ceci, qui permet de comprendre Bakhmout : « D'ailleurs le numéro désignatif du corps qui lui est opposé n'a pas moins de signification. Si, par exemple, c'est une unité beaucoup plus faible et qui a déjà consommé plusieurs unités importantes de l'adversaire, l'opération elle-même change de caractère car, dût-elle se terminer par la perte de la position que tenait le défenseur, l'avoir tenue quelque temps peut être un grand succès, si avec de très petites forces cela a suffi à en détruire de très importantes chez l'adversaire. Tu peux comprendre que si, dans l'analyse des corps engagés, on trouve ainsi des choses importantes, l'étude de la position elle-même, des routes, des voies ferrées qu'elle commande, des ravitaillements qu'elle protège est de plus grande conséquence. »
« Une action particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l'adversaire, de ne pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n'être qu'une feinte... »
Et voici déjà la future contre-offensive ukrainienne décrite hier comme si c’était demain : « Pendant que l'opération est préparée par l'un des belligérants, si tu lis qu'une de ses patrouilles est anéantie dans les environs de la position par l'autre belligérant, une des conclusions que tu peux tirer est que le premier cherchait à se rendre compte des travaux défensifs par lesquels le deuxième a l'intention de faire échec à son attaque. Une action particulièrement violente sur un point peut signifier le désir de le conquérir, mais aussi le désir de retenir là l'adversaire, de ne pas lui répondre là où il a attaqué, ou même n'être qu'une feinte et cacher, par ce redoublement de violence, des prélèvements de troupes à cet endroit. (C'est une feinte classique dans les guerres de Napoléon.) »
Le propos de Saint-Loup engage ensuite à s’armer de distance critique et devrait être lu par tous ceux qui se risquent à commenter les opérations en Ukraine : « D'autre part, pour comprendre la signification d'une manœuvre, son but probable et, par conséquent, de quelles autres elle sera accompagnée ou suivie, il n'est pas indifférent de consulter beaucoup moins ce qu'en annonce le commandement et qui peut être destiné à tromper l'adversaire, à masquer un échec possible, que les règlements militaires du pays. Il est toujours à supposer que la manœuvre qu'a voulu tenter une armée est celle que prescrivait le règlement en vigueur dans les circonstances analogues. Si, par exemple, le règlement prescrit d'accompagner une attaque de front par une attaque de flanc, si, cette seconde attaque ayant échoué, le commandement prétend qu'elle était sans lien avec la première et n'était qu'une diversion, il y a chance pour que la vérité doive être cherchée dans le règlement et non dans les dires du commandement. Et il n'y a pas que les règlements de chaque armée, mais leurs traditions, leurs habitudes, leurs doctrines. »
De surcroît, remarque avec justesse Robert de Saint-Loup dans ce fabuleux monologue proustien, le (géo)politique se mêle au guerrier : « L'étude de l'action diplomatique, toujours en perpétuel état d'action ou de réaction sur l'action militaire, ne doit pas être négligée non plus. Des incidents en apparence insignifiants, mal compris à l'époque, t'expliqueront que l'ennemi, comptant sur une aide dont ces incidents trahissent qu'il a été privé, n'a exécuté en réalité qu'une partie de son action stratégique. De sorte que, si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel qu'un tableau pour l'amateur qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans les mains, tandis que le visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs. Mais, comme pour certains tableaux où il ne suffit pas de remarquer que le personnage tient un calice, mais où il faut savoir pourquoi le peintre lui a mis dans les mains un calice, ce qu'il symbolise par là, ces opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans l'esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont, si tu veux, comme le passé, comme la bibliothèque, comme l'érudition, comme l'étymologie, comme l'aristocratie des batailles nouvelles. »
« S'il a été champ de bataille, c'est qu'il réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner l'adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) »
Saint-Loup enchaîne alors sur le terrain, en des allusions géographiques qui nous évoquent aujourd’hui, un bon siècle plus tard, Kherson et le Dniepr, par exemple : « Remarque que je ne parle pas en ce moment de l'identité locale, comment dirais-je, spatiale des batailles. Elle existe aussi. Un champ de bataille n'a pas été ou ne sera pas à travers les siècles que le champ d'une seule bataille. S'il a été champ de bataille, c'est qu'il réunissait certaines conditions de situation géographique, de nature géologique, de défauts même propres à gêner l'adversaire (un fleuve, par exemple, le coupant en deux) qui en ont fait un bon champ de bataille. Donc il l'a été, il le sera. On ne fait pas un atelier de peinture avec n'importe quelle chambre, on ne fait pas un champ de bataille avec n'importe quel endroit. Il y a des lieux prédestinés. Mais encore une fois, ce n'est pas de cela que je parlais, mais du type de bataille qu'on imite, d'une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique, si tu veux : la bataille d'Ulm, de Lodi, de Leipzig, de Cannes. Je ne sais s'il y aura encore des guerres ni entre quels peuples ; mais s'il y en a, sois sûr qu'il y aura (et sciemment de la part du chef) un Cannes, un Austerlitz, un Rossbach, un Waterloo, sans parler des autres. »
On trouve même, dans la bouche du fringant officier aristocrate, cet avertissement qui siffle déjà aux oreilles de la soldatesque du Kremlin : « L'enfoncement du centre à Rivoli, va, ça se refera s'il y a encore des guerres. Ce n'est pas plus périmé que l'Iliade. J'ajoute qu'on est presque condamné aux attaques frontales parce qu'on ne veut pas retomber dans l'erreur de 70, mais faire de l'offensive, rien que de l'offensive. »
Marcel Proust en vient alors à son dada, comme il le ferait de nos jours à propos des généraux ukrainiens – Valeri Zaloujny, commandant en chef des forces armées, ou Oleksandr Syrsky, commandant des forces terrestres : « Y a-t-il des grands généraux comme il y a de grands chirurgiens qui, les éléments fournis par deux états maladifs étant les mêmes au point de vue matériel, sentent pourtant à un rien, peut-être fait de leur expérience, mais interprété, que dans tel cas ils ont plutôt à faire ceci, dans tel cas plutôt à faire cela, que dans tel cas il convient plutôt d'opérer, dans tel cas de s'abstenir ? »
« C'est le flair, la divination... »
Robert de Saint-Loup lui répond du tac au tac : « Mais je crois bien ! Tu verras Napoléon ne pas attaquer quand toutes les règles voulaient qu'il attaquât, mais une obscure divination le lui déconseillait. Par exemple, vois à Austerlitz ou bien, en 1806, ses instructions à Lannes. Mais tu verras des généraux imiter scolastiquement telle manœuvre de Napoléon et arriver au résultat diamétralement opposé. Dix exemples de cela en 1870. Mais même pour l'interprétation de ce que peut faire l'adversaire, ce qu'il fait n'est qu'un symptôme qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chacune de ces choses a autant de chance d'être la vraie, si on s'en tient au raisonnement et à la science, de même que, dans certains cas complexes, toute la science médicale du monde ne suffira pas à décider si la tumeur invisible est fibreuse ou non, si l'opération doit être faite ou pas. C'est le flair, la divination […] qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin. »
Le jeune officier entre dans des détails qui font forcément tilt en 2023, au point de sembler raccord avec la chronique suscitée de Cédric Mas : « Faire croire à l'ennemi qu'on va attaquer sur un point pendant qu'on veut attaquer sur un autre, tendre un rideau qui l'empêchera de voir les préparatifs de l'opération réelle, le forcer à amener des troupes, à les fixer, à les immobiliser dans un autre endroit que celui où elles sont nécessaires, se rendre compte des forces dont il dispose, le tâter, le forcer à découvrir son jeu. Même quelquefois, le fait qu'on engage dans une opération des troupes énormes n'est pas la preuve que cette opération soit la vraie ; car on peut l'exécuter pour de bon, bien qu'elle ne soit qu'une feinte, pour que cette feinte ait plus de chances de tromper. »