Le vendredi 14 août, Libération publiait une tribune sur la mémoire des exactions italiennes et surtout yougoslaves commises à la fin puis au sortir de la seconde guerre mondiale du côté de Trieste. L'auteur de cet article, Julien Sapori, était simplement présenté comme «historien» par le quotidien.
Né précisément à Trieste, en 1953, ayant étudié puis enseigné à Rennes le droit constitutionnel avant d'intégrer l'École nationale supérieure de police, Julien Sapori est avant tout, depuis 1984, commissaire désormais divisionnaire et par ailleurs historien amateur. La sûreté publique au XVIIIe siècle, le Soissonnais et... Trieste sont ses principaux domaines de recherches.
Son propos dans Libération était dissocié de l'actualité puisqu'il visait une déclaration faite en février 2007 par le président de la République italienne Giorgio Napolitano (né en 1925, communiste et ancien résistant), à l'occasion de la «Journée du souvenir». Celle-ci a été instituée en 2004 par Silvio Berlusconi, pour insister sur un passé longtemps occulté: l'annexion par la Yougoslavie communiste des «territoires du Nord-Est» de la péninsule: Pola, Fiume, Zara (Trieste et Gorizia échappant in extremis à cette domination pour être confiés à une administration anglo-américaine en juin 1945, après quarante jours de règlements de comptes antifascistes menés par les partisans de Tito)...
Le discours du président Napolitano tenu le 10 février 2007 avait une tonalité de mise dans l'espace démocratique européen: «Nous ne devons pas taire, en assumant la responsabilité d’avoir nié ou tendu à ignorer la vérité en raison de préjugés idéologiques et aveuglement politique, le drame du peuple juliano-dalmate. Ce fut une tragédie cachée en raison de calculs diplomatiques et de convenances internationales. Aujourd’hui qu’en Italie nous avons enfin mis un terme à un silence sans justification et que nous nous sommes engagés en Europe à reconnaître la Slovénie comme un partenaire amical et la Croatie comme un nouveau candidat à l’entrée dans l’Union, nous devons toutefois répéter avec force que partout, au sein du peuple italien comme dans les rapports entre les peuples, une part de la reconciliation que nous souhaitons fermement se situe dans la vérité. C’est ce qui dans la “Journée du souvenir” est justement un engagement solennel de rétablissement de la vérité.»
Mais dans sa tribune Julien Sapori met l'accent sur un passage symptomatique de l'hôte du Quirinal, stigmatisant «le dessein annexionniste slave» qui avait «pris les contours sinistres d'un nettoyage ethnique». Le président communiste reprenait-là une rhétorique en cours chez les post-fascistes de l'Alliance nationale, qui avaient fortement soufflé à leur allié Silvio Berlusconi l'idée de cette «Journée du souvenir». Elle a l'immense avantage de transformer en victimes certains mussoliniens blanchis par une fin atroce (ils étaient jetés morts ou vifs dans des grottes, les «foibe»), partagée avec de simples Italiens éliminés par le communisme national titiste se parant de justifications de classes (abattre la bourgeoisie urbaine latine au profit de la paysannerie slave)...
Dans l'esprit de l'extrême droite italienne qui donne le la de cette «Journée du souvenir», la terreur rouge est pain bénit puisqu'elle escamote la terreur brune: «Il est scandaleux que plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la recherche et l’affirmation de la vérité historique soient encore largement considérées comme un délit d’opinion. Il est choquant que les plus jeunes ignorent, par déficit d’éducation, voire par l’obstruction idéologique d’une classe d’enseignants partisane, la portée et les ravages de ces événements. Il est historiquement et éthiquement injuste que nous ne puissions toujours pas parler des faits, ni même faire le point sur ces deux mots qui dérangent: "nettoyage ethnique". Nettoyage ethnique perpétré contre la population italienne du Nord-Est, qui a dû souffrir rafles, déportations, tortures et exodes de masses»
Le dérapage du président italien lui valut en 2007 cette réaction de son homologue croate Stipe Mesic: «Dans les paroles de Napolitano, il est impossible de ne pas apercevoir des éléments de racisme affirmé, de révisionisme historique et de revanchisme politique.» L'Union européenne s'interposa, mais le mal était fait. Une réalité occultée de la fin du deuxième conflit mondial en Europe (5 000 à 10 000 Italiens assassinés par les Yougoslaves, quelque 300 000 déplacés), au lieu de sortir de l'ignorance pour devenir un fait historique, est brandie telle une oriflamme symbolique avec son cortège d'expressions piégées («nettoyage ethnique»). On passe du silence de la mémoire au tohu-bohu accusatoire. À peine informés, aussitôt justiciers: tels sont les peuples manipulés.
La régression nationaliste profite des crises. Un basculement n'apparaît plus si colossal, qui nous transplanterait dans cet univers mental qu'incarnait Paul Morand, avec sa prose souveraine et ses idées veules. En 1971, il concluait ainsi son ultime ouvrage, Venises, à propos de Trieste, où il serait enterré: «La frontière italo-yougoslave sépare deux mondes; en face, c'est l'Asie, c'est le sol étatisé qui boit l'individu comme la plaine suce le sable. Trieste est cerné, comme l'est notre petit monde, comme Berlin, comme Israël, comme Madrid, comme l'Occident; la marée montante n'attaque pas de front, elle passe au rivage des milliards de nœuds coulants, toujours de biais dans son progrès; le flux de la mer slave, poussée elle-même, par l'océan mongol, prend son temps, croirait-on; qui s'aperçoit qu'il avance au galop?»
Dans sa tribune du 14 août, Julien Sapori écrit d'emblée: «De Chypre à la Bosnie, du Kosovo à l'Ossétie, des conflits territoriaux qui paraissaient complètement oubliés ont refait surface avec, en arrière-fond, des menaces d'exodes et d'épuration ethnique.» Moins de trois mois avant les tralalas qui célèbreront, fort justement, la chute du mur de Berlin, il serait judicieux d'analyser les crispations identitaires afférentes. Dans un reportage sur les liesses hongroises de l'automne 1989, Sylvie Kauffmann, du Monde, avait cité l'agacement d'une citoyenne qui voyait d'un mauvais œil sagace les drapeaux et autres emblèmes nationaux fleurir sur les décombres du socialisme réel: «Si ça continue, il va falloir pisser tricolore!», grinçait la mauvaise coucheuse de service.
Les ébrouements nationalistes se déplacent d'Est en Ouest. Les situations figées après 1945 ne concernent pas uniquement le Haut-Karabagh, la Moldavie, ou la Transylvanie. L'Italie, pays vaincu légèrement dépecé le 10 février 1947 par le traité de Paris, pourrait, après avoir lorgné l'Istrie devenue yougoslave, pleurer sur Rhodes et d'autres îles du Dodécanèse devenues grecques en vertu du même traité de 1947. Et pourquoi pas non plus revendiquer Tende et La Brigue devenues françaises?
La France, pour ne pas être en reste, ne serait-elle pas alors en droit de réclamer la Sarre? Le général de Gaulle, dans son discours de Bar-le-Duc, n'avait-il pas déclaré le 28 juillet 1946: «Faire entrer dans l'économie française le bassin de la Sarre, dont une grande partie nous fut jadis arrachée, dont le traité de Versailles nous donnait les charbonnages et dont le développement se conjugue naturellement avec celui de nos mines de fer»?
Or, le 23 octobre 1955, un référendum d'autodétermination organisé dans la Sarre a entériné la volonté de la population de redevenir allemande, par 423 655 voix contre 201 898. Ne se trouvera-t-il pas bientôt des esprits féconds pour réclamer un nouveau vote, comme cela se fait désormais quand un référendum européen tourne mal? De fins obervateurs ne remettront-ils pas en cause ce résultat de 1955 (67,7% contre 32,3%) sous prétexte qu'il rappelle par trop celui de l'élection présidentielle truquée cette année en Iran?!
Bref, si la régression nationaliste devait nous grignoter jusqu'à l'o(ue)s(t), nous découvririons que le vieil Eugène Ionesco n'avait pas tort de bouder notre plaisir de 1989, vu comme un nouveau printemps des peuples, en bougonnant dans Le Figaro: «Il va bientôt me falloir monter la garde à la frontière des VIe et XIVe arrondissements de Paris»...