Ici, nous n’avons pas la larme patronale et pleurer son boss pourrait paraître déplacé. Sauf pour Jean-Marie Borzeix, mort dans la nuit de samedi à dimanche après des maux longs et pénibles, dont il ne dit presque jamais rien.
C’était un homme inflexible quant au mélange entre sphère publique et domaine privé. D’une intégrité sans pareille, il était convenu, avec son épouse, la sociologue Anni Borzeix, que celle-ci cesserait de participer au « Panorama », l’émission phare de France Culture, à partir du moment où il en prendrait la direction, appelé à ce poste par Jean-Noël Jeanneney.
Quand on y pense aujourd’hui, c’était là une position de principe quasiment injuste (tant Anni Borzeix possédait toutes les qualités intellectuelles requises), mais qui donne la mesure de la rigueur, de l’éthique, de l’honnêteté d’un directeur ayant le service public chevillé à la conscience.
Jean-Marie Borzeix rappelait continuellement les producteurs d’émissions à leur devoir envers « notre public ». Il ne s’agissait pas de « la mercière de Figeac » comme chez Desgraupes et Dumayet du temps de la RTF, mais plutôt de professeurs de province, peut-être de sa chère Corrèze, rentrant chez eux déjeuner, l’oreille collée au « Panorama » produit par l’un des barons de la chaîne culturelle qui lui donneraient du (sans) fil à retordre : Jacques Duchateau.
C’est que Jean-Marie Borzeix secoua quelques baronnies des ondes. Il commença par donner leur congé à des producteurs octogénaires comme Georges Charbonnier. Il mit fin à l’émission du samedi matin, « Le monde contemporain », connue pour les joutes entre le communiste Francis Crémieux et le gaulliste Jean de Beer : cela s’essoufflait au bout de dix-neuf années. Serait alors crée « Répliques », co-animée par Gilles Anquetil et Alain Finkielkraut (le second dégageant vite le premier) ; émission elle-même un rien essoufflée trente-neuf ans plus tard…
À partir de 1984, parmi les protestation de la vieille garde et alors que la chaîne était menacée de disparaître (en fin politique, le directeur allait susciter l’appui de ferventes auditrices : les femmes de ministres !), Jean-Marie Borzeix devait introduire quelques loups étincelants dans la bergerie endormie, au premier rang desquels Jean Lebrun, agrégé d’histoire venu de La Croix.
Jean-Marie Borzeix, dont la messe de funérailles aura lieu vendredi chez les dominicains du Saulchoir (Paris XIIIe), était de la famille des cathos de gauche. Premier biographe de François Mitterrand, dont il avait couvert la campagne pour le quotidien Combat lors de la présidentielle de 1965, le futur directeur de France Culture avait été, après avoir animé la rédaction des Nouvelles Littéraires, éditeur au Seuil, biotope d’un certain esprit chrétien progressiste demeuré fidèle aux prêtres-ouvriers.
Tout comme Télérama, dont Jean-Marie Borzeix allait devenir le trop éphémère PDG, au tournant du siècle, après que le fâcheux Michel Boyon aurait viré de France Culture ce directeur dont il ne supportait ni l’insolence, ni les principes. JMB avait en effet l’argent en horreur, quand il ne sert pas à financer les œuvres de l’esprit.
Il rêvait d’une alliance entre Le Seuil et Télérama-La Vie, pour constituer un groupe indépendant échappant aux margoulins : visionnaire, mais mis en échec par le mur de l’argent.
Tout en ayant une haute idée de sa fonction et de sa mission, Jean-Marie Borzeix était un patron démocrate et foncièrement bon. Nous pourrions en témoigner, toutefois les nécrologies et les hommages laissent trop souvent la place au « je » de l’officiant de rencontre, qui finit par ne plus parler que de lui.
Alors à l’heure de son trépas, tournons-nous vers un homme aussi modeste et réservé qu’exceptionnel et généreux — faire faire aux autres et encourager les jeunes pousses, plutôt que de se piquer de tout et trop faire soi-même. Tel était celui que pleurent tant de ses anciens collaborateurs et tant de ses anciennes collaboratrices (il pratiquait volontiers la parité avant qu’elle ne fût de saison) ; celui qui mériterait d’être pleuré par l’esprit public auquel il se dévoua, en amoureux sourcilleux de l’intérêt général.
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Ci-dessous : « Jeux d’archives » avec Jean-Marie Borzeix (France Culture, juin 2009).
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/jeux-d-archives/jean-marie-borzeix-5264823