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Billet de blog 19 mai 2008

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Quand l'écrit crie

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Le 15 mai, dans un billet intitulé «Quelques remarques sur les blogs», Patrick Rodel s'interrogeait sur démocratie participative et renaissance de vieux réflexes, à propos d'une nécessaire pédagogie du dialogue dans les échanges entre internautes. Un commentaire de Jean-Michel Helvig, se référant à la médiologie, mettait en cause la disparition des «amortisseurs» à l'âge du numérique, tant les mots surgissent violemment...

Effectivement, on frappe (c'est tout dire) sur son clavier, en toisant l'écran, enivré par l'immédiateté ; au contraire du scribe, humblement penché sur la page, qui s'inscrit dans un processus entre l'émetteur et le récepteur.

Pour comprendre ce qui s'est joué, faisons retour sur un livre de Régis Debray aux accents prophétiques puisque publié à la veille du grand chamboulement, en 1991, lorsque trônait le tout neuf Minitel : Cours de médiologie générale (Ed. Gallimard, Bibliothèque des idées).

Régis Debray, dans sa septième leçon intitulée «La dynamique du support», montre qu'une révolution médiologique ne se vit pas en direct mais après coup, dans la mesure où «les hommes entrent à reculons dans leur médiasphère, comme si le medium était en avance sur son utilisateur», qui conçoit la nouveauté à l'image ou à l'échelle de l'expérience précédente. Si bien que l'imprimerie mima la calligraphie, que la photographie singea la peinture, que le cinéma sembla du théâtre en conserve, de même que les premiers wagons de chemin de fer ressemblaient à des diligences : «C'est moins refus d'évoluer qu'alignement instinctif du nouveau-né sur l'ancètre.»

Voilà pourquoi nous nous référons à l'art si français de la conversation tandis que l'ère du chat a sonné...

Régis Debray, dans le même opus, insiste sur les enjeux d'une dématérialisation accompagnant le mouvement général de désincarnation «qui, par révolutions industrielles successives, aboutit à l'agriculture sans terre (hors sol), à la langue sans mots (les bits), aux voitures en matière plastiques (sans métallurgie), aux guerres sans combats. Et, dans notre domaine, aux bibliothèques sans livres.» Le philosophe ajoute : «Dans les transmissions électroniques d'aujourd'hui, au demeurant, le support lui-même disparaît, confondu avec la donnée transmise.» Et d'oser cette intuition médiologique : «Il y aurait une étude à faire entre l'evanescence des traces et le désenchantement du monde.»

Mais venons-en aux conséquences de cette «coïncidence, toutes coordonnées spatiales neutralisées, entre l'événement ou le document, sa saisie, son traitement et sa réception». Elle s'inscrit d'abord dans une loi ainsi résumée par Régis Debray : «Chaque médium nouveau court-circuite la classe des médiateurs issue du médium précédent.» La Bible imprimée, permettant aux fidèles de se rassasier directement à la source, mit peu à peu le clergé sur la touche puisque un slogan imprononçable à l'époque, «tous prêtres !», gagna les esprits ; exactement comme Internet bouscule aujourd'hui les professionnels de l'information et aboutit à ce mot d'ordre répété à l'envi : «Tous journalistes !»

Dans la onzième leçon («logique de la censure»), Régis Debray affirme ceci, qui chatouille forcément, dix-sept ans plus tard, Mediapart : «Quelle télécommunication ne met en cause la cohésion et l'ordre public dans le groupe ? La transmission de pensée, cela ne regarde pas que les penseurs. Le rêve libertaire d'une communication libre et spontanée rejoint celui d'une société sans État, d'une économie sans rareté. Du seul fait que l'être parlant lance un message, il met en branle l'"homéostase" de son groupe, ses équilibres internes. Une parole indivise et communale circulant librement entre égaux renvoie à la même parousie religieuse que la "société non divisée" dont elle est l'insaisissable écho : la première est un silence et la seconde un non-lieu. Rien de plus réglé, quadrillé, hierarchisé qu'un territoire linguistique effectif.»

Et un peu plus loin : «Il n'y a pas la société, puis le pouvoir ; le spontané, puis l'institué ; la libre parole, puis, par-dessus et du dehors, la mauvaise contrainte. Il n'y a pas plus, et pour les mêmes raisons, l'émission puis son contrôle ; le flux, puis la digue. Dédoublement mythologique, dans le fait tout vient ensemble.»

Dans la douzième leçon en forme de conclusion de ce Cours de médiologie générale, tombe une citation de Lucien Febvre (La Civilisation écrite, 1939), qui renvoie au billet de Patrick Rodel et aux commentaires qu'il a suscités : «Au fond, tout cela vraiment importe assez peu. Assez peu, tant que subsistera ce qui est l'essentiel : l'écriture à la base. Assez peu, tant que dans le grand conflit qui oppose la forme orale et la forme scripturaire des communications entre êtres humains, la première, depuis des siècles refoulée et surclassée progressivement par la seconde, ne se redressera point et, de ce chef, ne viendra pas menacer ce qu'on peut, sans exagération, nommer le progrès de notre civilisation. Progrès lié à celui, ne disons pas de l'écriture (le mot désigne avant tout, pour nous Français, une technique) — mais de l'écrit s'opposant à l'oral.»

En 1991, alors que Régis Debray n'avait donc pas encore entendu parler d'Internet, il commentait ainsi : «La voix est corps, souffle, vie, couleur. Existence immédiate. Par le timbre, l'intonation, la hauteur, la voix indique et ne symbolise pas. L'écriture détache et distancie. Le locuteur est en retrait de son message écrit, et absent de son écrit imprimé (...) La voix en revanche attache, fait participer. Impose tout un contexte, plie le sens aux circonstances, la parole à l'élocution. Elle existentialise l'intelligible.»

Internet, en définitive, a réussi à plier l'écriture à l'élocution, en un retour du corps via la dématérialisation et la désincarnation : paradoxe prodigieux ! Nous revenons sur des millénaires fondateurs : la naissance concomitante de l'agriculture et de l'écriture. Le soc et la plume. La page de nos livres vient du pagus latin, qui veut dire «champ cultivé». Voilà près de vingt ans, Régis Debray voyait ainsi les choses venir : «Il y a quelque chose de lourd, d'ardu, de lent, qui unit l'éléboration des traces, la mise en ordre des faits et la maturation du grain. Quelque chose de laborieux, de rugueux, d'incompatible avec la glisse des signes, la labilité des supports, l'évanescence des sols et des laboureurs. Avec le soft de nos réceptions et la facilité des voyages.»

Voyage dans le temps, justement. Au premier trimestre 2007, dans le numéro 10 de la revue Médium, qu'il dirige, consacré au papier face à la révolution numérique, Régis Debray interroge notre façon d'aller au plus pressé, et donc au moins subtil : «"Vous ne m'envoyez jamais que des messages qui pourraient être téléphonés", reprochait déjà Proust à son ami le prince Bibesco. Qu'eût-il dit du fax, qui liquéfie l'écrit, fait couler les mots sur des plumes de canard ? Et de la souris, qui étend ad libitum les prospections et met à quia l'introspection ? Une nouvelle économie de l'intimité se dessine sous nos yeux. La Toile ne diffuse pas d'un centre, comme de vulgaires mass media. Elle connecte de point à point. Des individus fonctionnels, qui préfèrent l'expéditif au senti. L'interconnexion platétaire facilite-t-elle trop les échanges pour que les hommes aient encore envie de fouiller leur cœur en pesant leurs mots ?»

Le directeur de Médium ajoute : «Toute ellipse ne vaut pas concision, et il y a un laconisme des stéréotypes, comme il y a un relâché du bref. Notre babil luminiscent réduit les dépenses rhétoriques inutiles — exordes, précautions, formules de politesse. Jusqu'à inventer ces signes algébriques de l'émotion, les smileys, propres au formalisme de l'informalité. Ces automates anonymes n'ont plus guère à voir avec le faux négligé du billet, l'incisif du petit mot, la carte postale en clin d'œil, le post-scriptum primesautier, toutes ces complicités furtives qu'inventait l'affection à distance.»

Mediapart, qui échappe aux smileys tout en pratiquant les formules de politesse, tente donc d'instaurer, dans l'océan du babil immédiat, un art du discuter ensemble sur le ton de la conversation démocratique, où chacun s'efforcerait de distance et raison garder. Il pourrait en résulter — ce ne serait pas un mince privilège — d'avoir fait mentir Régis Debray. De même que nous rejetons déjà le bout du fusil, il nous faut rejeter le bout des index. Il nous reste à inventer l'équivalent électronique de la langue sept fois tournée dans sa bouche. Dans ces conditions, à l'instar du feu morse fondé sur des longues et des brèves, il y aura, sur Mediapart, du cri et du chuchotement. Parfois même, parfois seulement, du silence, qui n'aura rien d'éternel...