Antoine Perraud (avatar)

Antoine Perraud

Journaliste à Mediapart

Journaliste à Mediapart

177 Billets

1 Éditions

Billet de blog 19 mai 2015

Antoine Perraud (avatar)

Antoine Perraud

Journaliste à Mediapart

Journaliste à Mediapart

Je tousse donc je suis

Mediapart s’apprête à publier une enquête de Priscille Lafitte sur la Philharmonie de Paris – une querelle de Titans oppose son maître d’œuvre, Jean Nouvel, à l’institution. L’architecte estime en effet qu’à cause d’une inauguration impérativement fixée au 14 janvier 2015, la maîtrise d’ouvrage acheva (dans les deux sens du terme : termina et anéantit) la « Rolls des salles de concert » conçue par les Ateliers Jean Nouvel.

Antoine Perraud (avatar)

Antoine Perraud

Journaliste à Mediapart

Journaliste à Mediapart

Mediapart s’apprête à publier une enquête de Priscille Lafitte sur la Philharmonie de Paris – une querelle de Titans oppose son maître d’œuvre, Jean Nouvel, à l’institution. L’architecte estime en effet qu’à cause d’une inauguration impérativement fixée au 14 janvier 2015, la maîtrise d’ouvrage acheva (dans les deux sens du terme : termina et anéantit) la « Rolls des salles de concert » conçue par les Ateliers Jean Nouvel. Le glorieux bâtisseur n’avait pas prévu, de surcroît, que sa Rolls serait confiée à des chauffards : à Paris, le pire public d’Europe graillonne à satiété au sein de la meilleure acoustique du monde. Effarant !

Au point que lundi 18 mai au soir, Daniel Barenboim a interrompu son récital de piano en mimant pour son audience assourdissante, à l’aide d’un mouchoir, un tousseur capable d’atténuer les décibels au lieu de les expectorer… C’était à la suite du deuxième mouvement, Andantino, de la pénultième Sonate (en la majeur, D. 959) de Schubert. La musique est lente, rêveuse, funèbre, secrète et entêtante – Robert Bresson l’utilisa dans Au hasard Balthazar, tout comme Nuri Bilge Ceylan dans Winter Sleep. Composées dans les dernières semaines de sa vie par un trentenaire qui se savait condamné, les notes ne souffrent aucun toussotement. Jugez-en plutôt avec cette interprétation d’Alfred Brendel…

À la Philharmonie de Paris, le 18 mai, ce n’était pas “la racaille” qui se raclait la gorge. Plutôt des philistins portant breloque et des rombières emperlousées : la bonne société tenait à se montrer en ces confins devenus courus de la capitale, lors du premier des quatre concerts donnés cette semaine par Daniel Barenboim – il interprète un cycle, magnifiquement agencé, de sonates de Schubert.

Si la musique d’orchestre parvient à masquer la cacophonie de l’assistance, la salle de la porte de Pantin ne pardonne aucun bruit parasite lors d’un récital de piano. On l’avait constaté avec Mauricio Pollini le 30 mars, on risque de l’expérimenter le 8 juin avec Murray Perahia. Le public parisien consulte le programme en chiffonnant les pages ; il trifouille dans des sacs à la recherche de quelque bonbon distrait de son emballage avec force froissis ; il fait claquer les branches de ses lunettes, agite bracelets et colliers, laisse chuter téléphone portable, crayon, ou autre objet. Et surtout, il tousse, tousse, tousse.

Comment interpréter tant de manifestations catarrheuses ? Ce peut être la gêne ou l’ennui, ainsi captés par Eugène Ionesco dans La Cantatrice chauve :

M. Smith : Hm.
Mme Smith : Hm, hm.
Silence.
Mme Martin ; Hm, hm, hm.
Silence.
M. Martin : Hm, hm, hm, hm.
Silence.
Mme Martin : Oh, décidément.
Silence.
M. Martin : Nous sommes tous enrhumés.
Silence.
M. Smith : Pourtant il ne fait pas froid.
Silence.
Mme Smith : Il n’y a pas de courant d’air.
Silence.
M. Martin : Oh non, heureusement.
Silence.
M. Smith : Ah, la la la la.
Silence.
M. Martin : Vous avez du chagrin ?
Silence.
Mme Smith : Non. Il s’emmerde.

Autre hypothèse, moins métaphysique et plus nombriliste : le tousseur, ne supportant pas qu’un autre soit sur scène, lui vole inconsciemment la vedette à coups d’« expirations subites, courtes et fréquentes, par lesquelles l’air, en traversant rapidement les bronches et la trachée-artère, produit un bruit particulier » (définition d’Émile Littré soi-même).

Chaque spectateur se dit sans doute : « J’ai bien le droit, une fois, de contracter ma gorge pour éliminer ce qui entrave ma respiration. » Funeste raisonnement ! À ce compte, dans une Philharmonie offrant 2 400 places, au cours d’une sonate de Schubert qui dure 40 minutes (2 400 secondes), nous arrivons très exactement à une toux par seconde !

Naguère, l’orchestre de Berlin rechignait à se produire à Paris faute de salle à l’acoustique suffisante ; demain, les pianistes refuseront-ils de jouer à la Philharmonie en raison d’une acoustique enveloppante, si parfaite qu’ils ont l’impression de baigner dans la pituite galopante de l’auditoire ?!

Et si le public parisien apprenait enfin les règles de l’“écouter ensemble” ? À Londres, chacun préfère mourir sur place ou, à la rigueur, quitter sans bruit le hall, plutôt que de tousser. Et à Moscou, la ferveur atteint des sommets, comme en témoigne cette assemblée qui entend Vladimir Horowitz jouer Rêverie (Träumerei) des Scènes d’enfants de Schumann, dans la grande salle du conservatoire, en 1986

Faut-il escompter que nos chers compatriotes versent dans une telle communion musicale, assis coude à coude du parterre au deuxième balcon ? En attendant, la Philharmonie ne devrait pas hésiter à diffuser cette proclamation, d’une voix suavement conformiste, après les sempiternelles annonces concernant l’extinction des téléphones portables et l’interdiction d’enregistrer ou de filmer : « Mesdames et Messieurs, nous vous rappelons que tousser au concert est pire que de roter à table et de péter au lit. Nous vous souhaitons une agréable audition. »

Prochains récitals de piano dans la grande salle de la Philharmonie de Paris : Daniel Barenboim, les 19, 22 et 24 mai. Murray Perahia, le 8 juin. Valentina Lisitsa, le 2 novembre. Alexandre Tharaud, le 23 novembre.