Dans La Croix du jour, le billet d'Alain Rémond rend hommage à Francis Mayor, directeur de la rédaction de Télérama de 1964 à 1990, décédé à l'hôpital de Montpellier suite à une hémorragie cérébrale qui l'avait frappé dans sa thébaïde de Cavaillon.
Francis Mayor était né en 1932. Ancien séminariste, il avait été engagé aux Informations catholiques internationales par Georges Hourdin (1899-1999), co-fondateur de La Vie catholique illustrée (1945) puis, entre autres, de Radio-Cinéma (1950, devenu dix ans plus tard Télérama). Francis Mayor avait couvert Vatican II, notamment pour les émissions télévisées de Radio Canada, où ses talents de conteur faisaient merveille pour décrire une Église catholique enfin en mouvement.
En 1964, donc, Georges Hourdin l'envoie secouer un peu Télérama, abrité près des Invalides, avenue de Latour-Maubourg, dans des locaux appartenant aux dominicains, dont l'esprit soufflait sur le petit organe de presse à la philosophie ainsi résumable : la télévision, la radio et le cinéma sont des moyens de communication sociale trop importants pour les laisser aux seuls incroyants. Un pied dans la modernité, l'autre dans la tradition.
La contradiction était patente, délicate, douloureuse, ridicule, émouvante. Le «service» cinéma en était l'incarnation. La principale pigiste, Claude-Marie Trémois (qui œuvra dans l'hebdomadaire de 1951 jusqu'à sa retraite en 1995), distinguait une sorte de présence divine derrière chaque plan épatant. Le responsable du cinéma, personnage magnifique, ancien résistant, co-fondateur de l'hebdomadaire, signait ses critiques d'un pseudonyme (Jean-Louis Tallenay) et réalisait les émissions religieuses de la télévision sous son patronyme officiel (Jean-Pierre Chartier). Il admirait Bunuel et tentait de rendre son anarchisme anticlérical « Télérama compatible », dans des articles incroyables à lire encore aujourd'hui tant s'impose la tension qui les parcourt, avec ce mélange d'aveuglement et de sagacité, de réticence morale et de finesse d'analyse.
Francis Mayor arriva. Un an après le départ de Jean Vilar du TNP (1963). Or le TNP était visiblement son modèle. Un journal ne peut avoir pour repère la sacristie, le confessionnal et la chaire, mais une maison de la culture, un ciné-club et le Théâtre national populaire. Son credo est récapitulé par Alain Rémond dans son billet de La Croix : « [Le journalisme est] un métier de plaisir, de passion. Et, plus que tout, de partage. On n'écrit pas pour soi, répétait-il. Mais pour les autres. Il détestait le journalisme compliqué, qui fait le beau en se regardant écrire. Il détestait le journalisme parisien, celui des cénacles et des coteries. Venu du peuple, il défendait la culture populaire, parce qu'il se faisait une haute idée du peuple. »
Télérama devait déménager dans un appartement de la rue de Laborde, puis dans un hôtel particulier du boulevard Malesherbes, sur la rive droite de la Seine. L'hebdomadaire devait passer d'un tirage de 8000 exemplaires en 1950 à près de 100 000 à la fin des années 1960 et à plus de 500 000 en 1990, pour s'imposer comme un journal « d'opinions », Francis Mayor tenait beaucoup au pluriel.
La grande affaire avait été la « déconfessionnalisation » du titre. La cause occasionnelle : l'achat, en 1972, de La Semaine radio-télé dotée de 100 000 lecteurs. Télérama, qui n'était alors vendu que sur les présentoirs des églises, prend le chemin des kiosques et des marchands de journaux. Francis Mayor, aidé par de jeunes journalistes appelés les « Jacques » (Jacques A. Bertrand, Jacques Marquis et Jacques Renoux) épaulés par Alain Rémond arrivé en 1973, supprime la publication du sermon entendu le dimanche dans l'émission «Le Jour du Seigneur».
Télérama n'avait plus aucun lien avec l'Église et se contenterait désormais d'un sacré surmoi catholique. L'actionnaire principal, Georges Hourdin, avait piqué une grosse colère puis cédé. L'équilibre était subtil. Pas question de heurter le lectorat, sorte de mille-feuille allant de la retraitée conformiste et croyante de province au branchouillard de la capitale, avec, par exemple, un article sur Pierre Guyotat. Mais un allant et un flair qui devaient faire mouche, encouragés par Francis Mayor et son rédacteur en chef Pierre Bérard, au nom d'un partage culturel mis en pratique par de jeunes journalistes talentueux comme Anne-Marie Paquotte, Oliver Cena, Christian Sorg — un temps rejoints, au début des années 1980, par Emmanuel Carrère...
Télérama, méprisé par le reste de la presse et les institutions, se voit plébiscité par un public dont le noyau dur est sans doute le milieu enseignant catho de gauche. Improvisation folle, foutoir incroyable, mépris total de la publicité qui prend de la place (de temps en temps apparaît un pavé de réclame ringarde, du genre un pépère tirant sur sa bouffarde avec pour slogan « la pipe, c'est mieux »...) : un ovni est lancé, qui mettra du temps à découvrir qu'il est « prescripteur », qu'il a du pouvoir, qu'il représente un capital exploitable, que la confiance d'un lectorat fidèle peut se monnayer très cher, etc...
Exemple personnel: lorsque je rejoins Télérama en 1987, le rédacteur en chef, Pierre Bérard (un de ses mots d'ordre : « J'ai horreur des scoops ! »), me convie à déjeuner. Nous retrouve pour le café l'une des « plumes » du journal, le dandy nonchalant mais vif d'esprit Christian Sorg, qui soupire : « Ah ! si nous étions dans le privé... »
Francis Mayor, vers la fin de son directorat, vivait comme un nabab, descendait de temps à autre de sa villa de Saint-Cloud pour tout chambouler en laissant autant parler son intuition que son autoritarisme un brin pervers. Je m'étonnais ouvertement de l'ascendant exercé par cet homme qu'un ancien du Figaro, Jean Belot, persiflait tendrement (« il n'y a plus que le foie qui travaille »), mais on objectait à mon blasphème : « Tu ne sais pas tout ce qu'il a fait pour le journal. »
J'ai connu d'étonnants soubresauts de Francis Mayor : le 24 novembre 1989, il m'envoie soudain à Prague et Télérama sera le seul hebdomadaire à consacrer sa couverture (on ne disait pas encore « cover ») à la Révolution de velours, avec une photographie de l'embrassade entre Havel et Dubcek au Théâtre de la Lanterne magique. L'année précédente, quand en Pologne le syndicat Solidarité reprend du poil de la bête, « Francis » décide, comme un romantique du XIXe siècle, comme un patriote qui saluait son monde en septembre 1939 (« Salut citoyen et vive la Pologne ! »), de repeindre tout Télérama aux couleurs de Solidarnosz.
Il finit évincé. Comme à la télévision française (Francis Mayor avait fait campagne avec Jean-François Kahn contre la privatisation de TF1 en 1987), l'ère des gestionnaires remplace celle des saltimbanques. Il personnifiait, parfois jusqu'à l'outrance, le culot fécond d'une presse libre et riche sans presque le savoir. Les entraves à l'indépendance étaient dénoncées à l'Ortf, avec la conviction insensée que cela n'arriverait jamais à Télérama, comme si Georges Hourdin, actionnaire qui ne demandait aucun compte, était immortel (il ne vécut que 100 ans).
Francis Mayor n'a rien théorisé, n'a pas préparé sa relève, n'a fixé aucune limite ni garde-fou : il s'est contenté, en amoureux fanatique de la vie, en jouisseur altruiste, en Père aubergiste flambeur et flamboyant, de favoriser un moment unique d'aventure de presse, ayant tissé un pacte exceptionnel avec des lecteurs traités en égaux et en amis. Francis Mayor (1932-2008) fut une parenthèse faramineuse.