En août 2003, pour Télérama, j'étais allé interroger Umberto Eco (1932-2016) sur le littoral Adriatique. Le critique, romancier et philosophe était descendu de sa maison de campagne, nichée dans la montagne, pour s'installer un jour ou deux dans un palace face à la mer. Et la rencontre fut l'une des plus belles qu'il me fut donné de connaître dans ma vie professionnelle. Voici l'entretien, tel qu'il était paru en septembre 2003.
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Rendez-vous avait été pris au Grand Hôtel de Rimini. Avant de franchir la porte à tambour du palace, il faut traverser la rue Zamenhof puis la rue de l'Espéranto. Deux signes prémonitoires pour Umberto Eco, qui, en 1992 au Collège de France, lors d'un enseignement sur « La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne », avait pris au sérieux l'espéranto et son fondateur Zamenhof, alors qu'il est généralement de bon ton de railler tout cela. Que des signes conduisent au professeur Eco, rien de plus naturel puisqu'il enseigne à l'université de Bologne la sémiotique (du grec sêmeion : signe), c'est-à-dire une théorie décryptant tout ce qui produit du sens dans le domaine linguistique, littéraire ou artistique. Pape de cette discipline, Umberto Eco n'en est pas toujours sérieux pour autant.
Ogre débonnaire, critique, philosophe, romancier, notre homme ne perd pas de vue qu'il est descendu de sa maison de campagne perchée sur les collines d'Emilie-Romagne pour recevoir l'envoyé spécial de Télérama, certes, mais aussi pour se baigner dans l'Adriatique : « Hier soir, l'eau était d'une chaleur écœurante : j'avais l'impression de nager dans de l'urine. Aujourd'hui, ça va. Vous venez ? Comment, vous n'avez pas de maillot de bain ? Montez dans ma chambre, je vous en prête un ! » Et voilà comment, une heure durant, ce journaliste barbota en compagnie de l'auteur du Nom de la rose, roman revisitant le monachisme médiéval de façon ébouriffante, au point d'avoir rendu mondialement célèbre notre corpulent barbu, qui semble passer sa vie à prouver à soi-même et aux autres qu'il a le cerveau plus gros que le ventre !
Le monologue marin fut magnifique. On en vint à son adaptation en italien des Exercices de style, de Raymond Queneau, puis à sa traduction de Sylvie, de Gérard de Nerval, récit que Eco pratique depuis plus de quarante ans. De la littérature (éd. Grasset), comporte justement comme pièce maîtresse « Les brumes de Valois », un commentaire sur Sylvie, éblouissant malgré les brumes. Curieux, d'ailleurs, cet intérêt récurrent pour ces gouttelettes en suspension qui cachent le ciel. D'autant plus curieux que le patronyme Eco, échu à son grand-père, enfant trouvé, vient d'un sigle latin signifiant : ex coelis oblatus (« donné par le ciel »). Voilà de quoi réclamer des... éclaircissements à l'Umberto « anadyomène » (qui sort de l'eau). En route pour une odyssée vers les quatre B : le brouillard, la bêtise, Bush et Berlusconi...
Pourriez-vous préciser votre rapport au brouillard ?
Umberto Eco : Votre question tombe à pic. Il y a du brouillard dans Le Nom de la rose ainsi que dans mon dernier roman, Baudolino. J'avais aussi écrit un long essai sur ma jeunesse qui évoquait le brouillard. Et il y a deux ans, mon éditeur allemand m'a commandé un livre sur le sujet. En vue d'une anthologie, j'ai recueilli près de trois cents pages de textes sur le brouillard, en explorant Internet, en piochant dans les quelque 50 000 volumes de mes bibliothèques. Puis le temps a passé, et en ce moment j'écris – vous tenez là un scoop car je ne parle jamais de mes livres en cours ! – un nouveau roman, sur le brouillard. Il aspire tous les brouillards de mon anthologie. Je suis donc à l'heure qu'il est, mentalement, complètement dans le brouillard. Mais j'y suis né. Ma ville, Alessandria, dans le Piémont, était pire que Londres, et mon enfance fut baignée de brouillard. Contrairement à tant d'automobilistes, je me trouve même à mon aise dans le brouillard sur l'autoroute ! Le brouillard, c'est ma madeleine à moi...
Vous voyez même du brouillard là où il n'y en a pas !
C'est vrai que j'étais convaincu qu'il y avait du brouillard à Waterloo, chez Stendhal, dans Le Rouge et le Noir. Vérification faite, je n'y ai trouvé que de la pluie. En revanche, il y a du brouillard dans les romans russes, alors que ma traductrice dans la langue de Pouchkine jurait ses grands dieux du contraire. Eh bien, défiant ses avertissements, j'ai déniché des brouillards épatants dans Tolstoï et délicieux chez Dostoïevski ! Mais qu'en tirer, sinon une platitude : chaque écrivain raconte toujours une même obsession, une même image archétypale à jamais fixée dans son cerveau, son coeur ou ses entrailles... Je suis né dans le brouillard et je vois du brouillard partout, c'est finalement très simple... Sans être psychanalyste professionnel, vous pourriez avancer que le brouillard renvoie à l'utérus maternel, à l'état amniotique originel où l'on se sent libre et défendu. Ensuite, vous pourriez également relever mon expérience de la guerre et des bombardements, lorsque j'avais une dizaine d'années : les seules nuits tranquilles étaient les nuits de brouillard, dans lesquelles les avions ne s'aventuraient pas.
Le brouillard masque aussi les abîmes, tout comme vous souriez face à la gravité du monde...
C'est vrai que je suis considéré comme un homme très sociable, bavard intarissable, toujours en train de rire avec les amis. Mais le brouillard, finalement, m'empêche aussi de voir les autres, dont on sait, depuis Sartre, que c'est l'enfer !
Toute cette documentation que vous ne cessez d'engranger pour écrire vos romans, ne s'apparente-t-elle pas à un brouillard qui cache le vrai Umberto Eco, celui que nous décèlerions si vous écriviez d'un seul jet, en un cri du cœur ?
Mais tous les poètes qui ont écrit sur la lune, par exemple, ont d'abord lu ce qui avait été rédigé sur cet astre, ne serait-ce que pour trouver des idées ou des confirmations lexicales. De même que tous les grands écrivains sont des grands lecteurs de dictionnaires : ils nagent à travers les mots. On apprend en lisant, comme les peintres ont d'abord toujours copié leurs aînés. La source d'inspiration, à condition de ne pas mener au plagiat, est essentielle. Par ailleurs, T.S. Eliot a très bien dit que la poésie et l'écriture, ce ne sont pas l'expression des émotions mais précisément la fuite des émotions. Si j'aime une femme, que je l'indique immédiatement, ce seront des vers de mirliton. Les plus beaux poèmes d'amour sont la plupart du temps rédigés après que l'amour est fini. Il faut filtrer, longuement. Alors certes, je m'amuse apparemment à emmagasiner de la documentation, à prendre des chemins de traverse, mais c'est pour laisser en moi mûrir les idées qui me travaillent. La scène finale du cimetière, dans Le Pendule de Foucault, a coulé presque automatiquement. Elle était déjà formée dans mon esprit. Je m'étais empêché de l'écrire pendant huit ans. Et puisque vous semblez encore plus intéressé que moi par le brouillard, il faut peut-être voir dans celui-ci une allégorie de cette prudence littéraire : procéder lentement, sans voir immédiatement ce qui arrivera...
Un autre thème, inépuisable, parcourt aussi votre oeuvre et vos entretiens à la presse : la bêtise...
L'un des meilleurs essais sur moi, écrit par un jeune Sicilien, Gianfranco Marrone, concerne justement mon attitude vis-à-vis de la bêtise. Celle-ci me fascine. J'ai une compréhension presque catholique, c'est-à-dire universelle, envers la bêtise du monde. Mais je répète à chaque fois : si tout le monde était intelligent, chacun serait professeur de sémiotique à l'université de Bologne ! Il faut être très indulgent envers la bêtise, énorme, colossale, partout diffusée et qui explique parfois tant de choses. Comment Bush a-t-il pu lancer sa croisade en Irak sans imaginer les représailles qui s'ensuivraient sous forme de guérilla ? Mais c'est sa bêtise, tout simplement, sinon lui aussi serait professeur de sémiotique à l'université de Bologne et non président des États-Unis d'Amérique !
Et les journalistes ? Vous donnez parfois l'impression d'avoir forgé une véritable littérature parallèle en donnant mille réponses plus loufoques les unes que les autres à la sempiternelle question : « Pourquoi avez-vous écrit Le Nom de la rose ? » Vous avez même une fois répondu que l'andropause en était la cause !
Sans doute, mais force est aussi de reconnaître que la bêtise de la question est parfois obligatoire dans une interview. L'un des hommes les plus intelligents que je connaisse, l'historien médiéviste Jacques Le Goff, envoyé par un grand journal, est venu me questionner à la sortie de mon roman L'Ile du jour d'avant. Je me réjouissais d'avance de cette belle conversation. Patatras ! Il me pose des questions archibanales. Je l'arrête et il se défend : « C'est la rédaction qui a insisté pour que je commence avec des questions pareilles : ce sont les premières que se pose le commun des lecteurs. » Il avait l'obligation – professionnelle – d'être plat, alors qu'il eût préféré pénétrer d'emblée dans les profondeurs de mon texte.
Le journaliste n'est-il pas aussi un tremplin qui vous permet de dépasser le sens commun ?
Assurément, mais il y a des journalistes qui continuent à répéter la même question. Ils ne sont jamais contents de la réponse. Je ne m'en offusque pas. La bêtise, c'est une question de cocktail : le bon Dieu n'avait pas beaucoup de temps pour faire son monde, la distribution fut incertaine et inégale. Le prix à payer pour avoir Einstein d'un côté, c'est d'avoir un imbécile de l'autre côté !
Vous semblez toujours vous réfugier dans une sorte de « ni-ni » : ni mansuétude ni exaspération...
Ce serait fatigant de tuer tout le monde, non ? Alors mon indignation, c'est le sourire. Ce « ni-ni » s'est sans doute forgé dans le sillage d'une expression du philosophe personnaliste français Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, qui m'avait marqué dans mon adolescence : il parlait d'« optimisme tragique ». Les bêtes, qui ne savent pas qu'elles doivent mourir, ne rient pas. Nous savons que nous allons vers la mort et, face à cette occurrence inéluctable, nous n'avons qu'un instrument : le rire.
Il y a pourtant des moments où votre sourire se fige, comme lorsque vous avez signé, voilà dix ans, lors du premier tour de piste électoral de Silvio Berlusconi, une pétition en faveur d'une « vigilance antifasciste », non ?
Le sourire est là pour souligner qu'il y a quelques grands moments où, au contraire, vous ne pouvez pas sourire. Impossible de sourire à Auschwitz, l'heure est alors à l'indignation radicale. Mais il ne faut pas s'indigner à tout propos, d'une indignation endémique et donc jamais révélatrice. La guerre du Golfe, la question du racisme me font quitter les rivages du « ni-ni » : je ne peux pas, je ne peux plus sourire.
Mais le mot « fascisme » n'est-il pas devenu lui-même endémique et jamais révélateur ?
Il est vrai qu'en Italie et ailleurs nous avons fini par traiter de fasciste tout ce qui nous déplaît. Le système politique actuellement au pouvoir à Rome a été qualifié de « régime », ce qui en italien ne désigne que le régime fasciste mis en place par Mussolini en 1922. Je me suis maintes fois exprimé pour qu'un distinguo s'opérât dans les esprits : il peut y avoir des régimes autoritaires sans pour autant les ramener au modèle fasciste. Berlusconi n'instaure pas un régime fasciste, nazi ou militariste, mais fondé sur ses intérêts personnels, sur un contrôle des moyens de communication de masse. Il faut donc parvenir, sous peine de renoncer à analyser le phénomène, à une définition contrôlée.
Peut-on alors parler de « pédégisme » ?
Ce n'est pas bête !... Votre définition me convient dans la mesure où Berlusconi gère son pays comme on gère son entreprise, avec non pas un problème de « conflits d'intérêts » mais de... convergences d'intérêts ! Il manque pourtant à « pédégisme » une dimension essentielle chez Berlusconi. Voilà un homme issu du spectacle, qui va répétant à ses collaborateurs : « N'oubliez pas que le public auquel nous nous adressons a 12 ans d'âge mental. » On retrouve la même situation dans l'État de Californie, où s'affrontent pour le poste de gouverneur un acteur de grande envergure musculaire et une strip-teaseuse. Donc, il faudrait une définition qui prenne aussi en compte le sourire à la Fernandel et les boutades vulgaires du charmeur Berlusconi. Son souci consiste à se livrer chaque jour à une provocation qui oblige la presse à l'attaquer en meute : du coup, il peut primo crier à la persécution perpétuelle, secundo détourner l'attention des véritables scandales (on a épilogué sur sa blague lamentable du Parlement européen – comparant un député allemand à un « kapo » –, alors qu'il accentuait au même moment sa mainmise sur la télévision publique), tertio banaliser ces véritables scandales quand ils émergent, sous prétexte de ce harcèlement continuel. Le tour est joué !
Est-ce une sorte d'écran de fumée ?
J'y verrais plutôt un feu d'artifice : des alternances de lumière normale, de pénombre et d'éclairs, si bien qu'on perd la notion de ce qui se passe réellement. Mais si vous m'interrogez sur le phénomène Berlusconi, ce n'est pas par pure compassion envers l'Italie mais parce que vous vous inquiétez d'une possible contagion en Europe et ailleurs, qui verrait le berlusconisme devenir la norme politique de l'avenir. L'Italie fut déjà, avec l'installation du fascisme mussolinien, un laboratoire qui fournit jadis en dictatures le Portugal, la Grèce, l'Espagne, etc., sans oublier les apprentis dictateurs en France et même en Angleterre, avec Oswald Mosley.
Et l'Argentine, que vous connaissez bien, n'est-ce pas aussi un pays-laboratoire ?
Dès les années 1960, je m'étais rendu compte que l'Argentine préfigurait le brouillage du clivage gauche-droite. L'Argentine est un cas inexplicable : c'est un pays richissime, homogène, doté de la classe moyenne la plus large et la plus cultivée qui soit, d'une intelligentsia extraordinaire. Eh bien ce pays, de Perón à Menem, est toujours tombé entre les mains de dictateurs populistes ; ses choix électoraux ont toujours été faux et funestes. Il n'y a rien là qui puisse inspirer le reste du monde. En revanche, le sort fait en ce moment à la classe moyenne argentine, déchue, paupérisée, le couteau sous la gorge, pourrait hélas ! annoncer la condition que réserverait un capitalisme des plus sauvages, à l'échelle de la planète, aux classes intermédiaires – enseignants, fonctionnaires, artistes... –, jusqu'à présent relativement épargnées par la logique ultra productiviste, mais qui voient désormais leur statut rogné. Face à cette globalisation frénétique, une Europe unifiée et non plus fragmentée doit réussir à proposer puis à imposer une globalisation tempérée, maîtrisée, en comptant sur ses propres forces.
Mais quelles sont les forces propres à l'Europe ?
La force de l'Europe, c'est tout simplement une tradition qui fait qu'un Suédois sera toujours plus semblable à un Italien qu'à un Américain. Je l'éprouve bien sûr essentiellement en tant qu'intellectuel avec des intellectuels, mais où que je sois dans le monde, après un symposium, autour de minuit et d'un dernier verre, lorsque la fatigue gagne, je ne me sens bien pour échanger qu'avec des Européens. Ce n'est qu'un patriotisme de la sensation, mais il compte. Cette unité doit être perçue par le plus grand nombre. Et pour incarner cette identité de notre continent, je compte davantage sur le noyau dur des pays pionniers (qualifiés de « vieille Europe » par le secrétaire d'État américain Donald Rumsfeld) que sur une Union élargie et donc lézardée, dans laquelle Washington enfoncerait ses coins à loisir. Or qui travaille actuellement d'arrache-pied pour l'élargissement ? Berlusconi, qui s'avère porte-voix de Bush et qui travaille donc contre l'Europe !... Cela dit, ne commettez pas l'erreur propre à tous les journalistes de croire qu'un intellectuel, parce qu'il a écrit des romans et quelques livres de philosophie, possède une réponse sur chaque grande question du monde. Au reste, dans notre entretien, pourquoi avons-nous imperceptiblement glissé de mon livre, un essai critique, à Berlusconi et à la situation mondiale ? Quel est le rapport ? Eh bien, je crois que c'est en continuant d'écrire des études sur Sylvie, malgré le décalage apparent, que je lutte au mieux, à ma façon, contre le « pédégisme », en maintenant l'esprit critique et la curiosité face à ceux qui ne proposent qu'aliénation et œillères. Berlusconi a récemment avoué n'avoir pas lu un roman depuis plus de dix ans.