Hier, 19 avril, Marek Edelman, 89 ans, ultime dirigeant survivant de l’Organisation juive de combat, s’est rendu à Varsovie, depuis sa ville de Lodz. Assis sur un fauteuil roulant, accompagné par quelques centaines de personnes par un temps pluvieux, il a donné des tulipes jaunes et des jonquilles à ses petits-enfants, Liza et Tomek. Il les a regardés déposer les fleurs au pied du monument gris et noir dédié aux Héros du ghetto, situé sur une place, en une topographie bizarrement incertaine de la capitale polonaise, où la béance suinte.
C’était donc hier le 65e anniversaire du début d’une insurrection, qui devait se terminer, en mai 1943, par ce constat du général nazi Jünger Stroop : « Le Quartier juif de Varsovie n'existe plus ! » C'était soixante-cinq ans avant la parution en français de L'Homme qui tombe (Actes-Sud) de Don DeLillo, que fut prise la photographie ci-dessous.
Le 19 avril 1993, pour le cinquantième anniversaire, le Premier Ministre israélien, Yitzhak Rabin, qui devait signer le 13 septembre suivant les accords d’Oslo à Washington, avait fait le déplacement. Varsovie étaient hérissée de drapeaux israéliens. Mais il n’y avait quasiment aucun Polonais dans les rues. Seul, très seul, Bronislaw Geremek, jadis échappé du petit ghetto à la faveur d’un enterrement catholique, Juif et patriote polonais, faisait le pied de grue devant le monument, avec cette expression magnifiquement désabusée sur le visage, qu’un photographe, naguère, avait fixée sur la face de Mgr Karol Wojtyla (futur Jean-Paul II), devant les aciéries Lénine de Nowa Hutta, près de Cracovie. Une expression typiquement polonaise face à la déroute…
C’était une occasion unique, en ce printemps 1993. Pour la première et la dernière fois, des Juifs de Pologne installés en Australie avaient effectué le voyage en sens inverse. On avait l’impression d’être la caméra d’un documentaire qui ne se tournerait pas.
On se souvient de l’hôtel Mercure Fryderyk Chopin, à la lisière de l’ancien ghetto, où vous trouviez des inscriptions antisémites en vous aventurant jusqu’aux boîtes aux lettres de certains vieux immeubles. Au bar de l’hôtel, toute la nuit, avec l’aide de Dame vodka, on avait écouté le récit de Lea G., née en 1936, survivante d’un shtetel (bourgade) des environs de Cracovie. Réfugiée en France après la guerre. Habitant Londres. Sculptrice. Revenue pour la première fois en la marâtre Pologne. Choc émotionnel intense.
On reverra plusieurs fois, dans les années suivantes, Lea G, à Paris et à Londres, où elle habite un magnifique appartement à côté de l’hôpital royal et de ses vétérans aux uniformes écarlates. Lea y vit avec son mari, homme d’affaires coriace et doux, Juif des Pays-Bas ayant combattu dans les rangs de la RAF durant la guerre. Lea G., après notre conversation du bar de l’hôtel, nouée, esseulée, catastrophée, avait rencontré un autre rescapé, installé au Danemark. Ils étaient devenus amants. Joie et détresse de Lea quand elle en parlait, librement ; son mari était le premier au courant, qui lui réservait les billets d’avion pour ses escapades…
L’an dernier, revu Lea. Son mari est mort, à 84 ans. Elle ne rencontre plus l’amant du Danemark. Elle semble avoir tout perdu. À nouveau. Contrecoup intime, lourd et désastreux du 19 avril 1993, qui marquait lui-même le 50e anniversaire de l’insurrection sans espoir du ghetto de Varsovie. L’Histoire n’en finit pas de ricocher, l’amour de rebondir et l’affliction de se réverbérer.