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Billet de blog 21 mars 2008

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C'est la femme qu'on aime à cause de la Nuit

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Rencontre à la Scam (Société civile des auteurs multimédias) avec le journaliste Marcel Trillat et Carmen Castillo. Celle-ci présentait son documentaire, Rue Santa Fe, qui 2h47 durant revient sur la mort, en octobre 1974, à Santiago, de son compagnon Miguel Enriquez, cofondateur du MIR, abattu par les reîtres de la junte. Usant d'une construction savante et libre en forme de spirale, Carmen Castillo revient sur le coup d'État du 11 septembre 1973, sur ses conséquences directes et indirectes, au Chili comme en France, où une diaspora de gauche tenta de résister (beaucoup) et de vivre (parfois).

Marcel Trillat, sensible, doux et mélancolique, sous ses airs de vieux de la vieille du PCF, avoua, avec des sanglots dans la voix, qu'il appela son fils, né après le putsch de Pinochet, Julien-Salvador, pour qu'à chaque fois que l'enfant serait questionné sur la signification de ce Salvador, Allende (né en 1908) revive l'espace de quelques secondes. Marcel Trillat estime que le Chili fut pour sa génération ce que la guerre d'Espagne représenta pour la génération précédente. Et l'Unité populaire personnifie aujourd'hui, de son point de vue, l'une des rares tentatives authentiques et radicales de transformation progressiste de nos sociétés qui soit restée pure, sans compromis, ni corruption, ni dictature à la clef.

Avec Carmen Castillo, ils ont insisté sur la pusillanimité des prétendus socialistes chiliens au pouvoir, qui se contentent d'aménager ce que décida naguère la dictature, sans revenir sur le modèle ultra libéral imposé par les Chicago boys de Milton Friedman. C'est, mutatis mutandis, ce qui s'est passé au Royaume-Uni avec Blair qui prolongea le thatcherisme à sa façon. N'est-ce pas ce qui risque d'arriver en France, quand il sera possible d'envisager l'après Sarkozy ?

Carmen Castillo a mis en garde l'Europe : les Chiliens — comme les Argentins — sont les souris de laboratoire de la mondialisation et incarnent ce qui attend le Vieux Continent s'il venait à perdre sa protection sociale. C'est du reste fou comme le Chili semble s'être sacrifié pour nous montrer la voie, dans l'Europe encore préservée : le pronunciamento de 1973 fortifia l'union de la gauche ; la décision de Jack Straw, ministre affreusement blairiste, de laisser le général Pinochet regagner ses pénates pour échapper aux poursuites en mars 2000, contribua à créer une opinion publique européenne, tant l'amertume et la rage furent palpables, de la Bretagne aux Carpathes, face à ce déni de justice.

Mais outre les aspects politiques, Rue Santa Fe aborde avec tact et douleur des questions aussi intimes qu'essentielles : les militants chiliens, vaincus et pourchassés, avaient-ils le droit d'entraîner dans la clandestinité, dans les chaos de leur histoire et de l'Histoire, leur progéniture, ainsi immolée sur l'autel de la lutte éternelle ? Les trentenaires parlent aujourd'hui des sexagénaires avec de doux accents de procureurs filiaux.

Carmen Castillo montre aussi avec une finesse absolue, en filmant ses parents, sa sœur et ses deux frères (un troisième fut arraché à cette famille par la dictature) la généalogie ondulatoire qui résulte d'un putsch, ces oscillations tendres ou cruelles qui transforment les rapports familiaux suite aux avanies politiques.

Cent cinquante ans après Baudelaire, Carmen Castillo réinvente la figure de la veuve à toute épreuve (« Andromaque, je pense à vous ! ») et de l'exil infini (« Je pense aux matelots oubliés dans une île, aux captifs, aux vaincus, à bien d'autres encore »). Belle comme la femme fatale dépeinte par Villiers de l'Isle-Adam en un poème trop méconnu — Au bord de la mer (« C'est la femme qu'on aime à cause de la Nuit/ Et ceux qui l'ont connue en parlent à voix basse ») —, Carmen Castillo nous insuffle l'envie de résister tout en nous laissant un goût de cendre dans la bouche. Comme si son film et sa personne exprimaient l'équivoque même qu'introduit en français un funeste pluriel indéfini : des espoirs...