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Billet de blog 22 avril 2008

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L'invisibilité provisoire des victimes de l'Histoire

De mai 1989 à juin 2001, sur La Sept puis Arte, Histoire parallèle, créée par Louisette Neil et animée par Marc Ferro flanqué d'un invité (témoin ou historien), compara et analysa, chaque semaine, des actualités cinématographiques françaises, britanniques, allemandes, américaines, ou soviétiques vieilles de cinquante ans. Chaque émission était enregistrée à l'avance. Celle concernant la première semaine d'octobre 1940 avait été mise en boîte avant l'été 1990. Marc Ferro et René Rémond commentaient les actualités françaises. Il n'y était nullement fait mention du statut des juifs du 3 octobre

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De mai 1989 à juin 2001, sur La Sept puis Arte, Histoire parallèle, créée par Louisette Neil et animée par Marc Ferro flanqué d'un invité (témoin ou historien), compara et analysa, chaque semaine, des actualités cinématographiques françaises, britanniques, allemandes, américaines, ou soviétiques vieilles de cinquante ans. Chaque émission était enregistrée à l'avance. Celle concernant la première semaine d'octobre 1940 avait été mise en boîte avant l'été 1990. Marc Ferro et René Rémond commentaient les actualités françaises. Il n'y était nullement fait mention du statut des juifs du 3 octobre (du 4 pour les juifs étrangers promis à l'internement), publié au Journal officiel du 18 octobre 1940. Si bien que Marc Ferro et René Rémond n'en dirent pas un mot. Inimaginable aujourd'hui !

L'auteur de ces lignes, en octobre 1990, a été le seul à publier, dans une presse qui ne fût ni confessionnelle ni communautaire (Télérama en l'occurrence), un article sur les cinquante ans de la promulgation de ce statut infâme : il avait eu vent d'un colloque, s'était procuré une cassette de l'intervention de Robert Badinter et avait pu caser une page dans un hebdomadaire alors dirigé comme un phalanstère et non comme une armée forcément mexicaine. Dans sa revue de presse de France-Inter, Yvan Levaï avait longuement cité ce papier bizarrement unique. Curieuse époque.

La véritable prise de conscience, dans le grand public, date de 1992, lors des cinquante ans de la rafle du Vel' d'Hiv', qui donnèrent lieu, plusieurs semaines avant la date du 16 juillet, qui tombait durant les vacances estivales, à un numéro exceptionnel de La Marche du siècle, l'émission de Jean-Marie Cavada. Avant tout débat, il y eut la projection d'Opération Vent Printanier, un documentaire bouleversant de Blanche Finger et William Karel. La presse embraya, les historiens qui travaillaient sur le sujet depuis des lustres (Jean-Pierre Azéma) ou depuis peu (Marc-Olivier Baruch) firent avancer la prise de conscience dans l'esprit public. Leur rôle devint même central lors du procès Papon en 1997-1998.

À partir de cette date, « la question juive », expression pleine de relents d'époque, est au centre de la réflexion historique sur la période liée à la seconde guerre mondiale. Au point que le souvenir et l'étude des « déportés raciaux » occultent les « déportés politiques », qui s'émeuvent de leur relégation symbolique dans une atmosphère de concurrence mémorielle.

Par le truchement d'Arte, l'Allemagne a purgé sa mauvaise conscience née de la seconde guerre mondiale. Les Français en ont largement profité ! L'Allemagne n'a pas eu à connaître de décolonisation (ses possessions en Afrique ayant fait l'objet d'un partage entre la Grande-Bretagne et la France après la défaite de 1918). Arte n'a pas joué de rôle cathartique en la matière. Si bien qu'aujourd'hui, nous vivons encore les derniers feux d'une situation qui paraîtra sans doute invraisemblable dans dix-huit ans : l'invisibilité des « nègres » relégués à fond de cale cathodique (RFO).

La télévision française (France 3) a saboté, au creux de l'été 1995, la diffusion d'un documentaire fabuleux d'Euzhan Palcy : Aimé Césaire, une voix pour l'Histoire. Ce chef-d'œuvre, avec un Césaire tout juste octogénaire au meilleur de sa forme et mis en confiance, se compose de trois parties (les trois liens ci-dessous vous y conduiront).

http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&id_notice=CPC95004857

http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&id_notice=CPC95004858

http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&id_notice=CPC95004859

Qui a vu le documentaire magnifique à plus d'un titre de Walles Kotra et Gilles Dagneau, Tjibaou, le pardon ? Ce film montre la « coutume » qui a lieu, quinze ans après l'assassinat, en mai 1989, de Jean-Marie Tjibaou par Djubelly Wea, de la part de la famille du second en direction de celle du premier. Ancré dans un drame local pour atteindre une sagesse, une générosité, un modèle universels, ce travail n'a pas eu droit à nos regards encore garantis par des œillères coloniales.

Ultime exemple parmi tant d'autres : Haïti dans tous nos rêves (1995), du documentariste canadien Jean-Daniel Lafond, course-poursuite grave et cocasse consacrée à René Depestre. Celui-ci a aujourd'hui 82 ans. C'est notre plus grand barde vaudou, notre plus étincelant sorcier francophone : « Oui je suis un nègre-tempête/ Un nège racine d'arc-en-ciel/ Mon cœur se serre comme un poing/ Pour frapper au visage des faux dieux. » À qui fait-il peur, cet homme qui a remis ses mots sur le « métier à métisser » et qui nous lançait, dès 1945 : « Me voici/ citoyen des Antilles/ tout vibrant de joie païenne/ je vole à la conquête des bastilles nouvelles. » ? À défaut d'avoir pu voir le film, dans lequel il se fait prier de revenir à Haïti sans jamais céder, il est possible de se ruer sur son œuvre poétique complète : Rage de vivre (Ed. Seghers, 522 p., 25 €).

René Depestre (prix Renaudot 1988 pour Hadriana dans tous mes rêves) est installé dans l'Aude, à Lézignan-Corbière. Faudra-t-il qu'il trépase pour que nous commencions de le célébrer ? En attendant, alors que la British Library a dépensé 1,5 million d'euros pour acquérir les archives de Harold Pinter, alors que la Bibliothèque nationale autrichienne a offert 500 000 euros à Peter Handke pour engranger quelques manuscrits et notes de travail, la bibliothèque de Limoges a obtenu tous les trésors accumulés, de Cuba à Prague, de Haïti à Paris, par René Depestre pour... 49 705 euros ! Le poète a dit merci.

Notre mentalité de négriers, notre absence de vergogne, notre je-m'en-foutisme culturel se paieront au prix fort.