Interroger, au (sans) fil, quelques unes des figures photographiées le soir du 22 mars, à Nanterre, lors de l’occupation de la salle du conseil de l’université, relève de l’interview vaudou. Une magie vertigineuse opère. Vous avez le cliché sous les yeux, avec ces bouilles d’étudiant(es) qui ont un quart de siècle — au bas mot — de moins que vous. Vous composez un numéro de téléphone et vous tombez, quatre décennies plus tard, sur un être de onze ou douze ans votre aîné. Vous ne le voyez pas. Vous décelez parfois, dans la voix de votre interlocuteur, la trace de bientôt quinze mille paquets de cigarettes (à raison d’un par jour) fumés depuis ce 22 mars 1968. Vous percevez aussi, chez l’un, du vague à l’âme, au point de lui citer la fin de Peau d’ours, livre inachevé d’Henri Calet (1904-1956) : « C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides. Je suis déjà un peu parti, absent. Faites comme si je n’étais pas là. Ma voix ne porte plus très loin. Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie. Il faut se quitter déjà ? Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. »
En revanche, vous en découvrirez d’autres à la fois « raccord » avec la photographie, mais — darwinisme (transformisme plutôt que fixisme) politique oblige — requis par l’évolution des engagements. Ces pionnières devenus vétéranes demeurent défricheuses. Parques aujourd’hui sexagénaire, elles filent, dévident et coupent le tissu des luttes, en des organisations (Acte Up, le Gisti, les intermittents…) où perdure le legs de Mai 68, en particulier la méfiance envers l’autorité verticale. La raison ne tonne plus en son cratère, mais la révolte et la résistance démocratiques ont trouvé leur biotope.
Et puis il y a la suite, les jeunes pousses. Dans un commentaire publié sur le site, en réaction aux propos de l’une des personnes photographiées (Danièle Schulmann), un abonné de Mediapart, né en 1973, issu de soixante huitards, écrit : « Mon enfance post-maoïste m'a appris à ne jamais mépriser le travail, en particulier lorsque celui-ci est manuel ; elle m'a appris à ne jamais céder sur un principe ou la défense d'un(e) faible, quitte à payer le prix de la solitude (en classe, par ex.) ; elle m'a appris à ne jamais utiliser le savoir pour mépriser et / ou écraser les autres mais au contraire à tout faire pour le mettre en partage (peut-être est-ce pour cela que je suis prof désormais) ; enfin, elle m'a appris, pour reprendre Char dans Le Marteau sans maître, à ne pas m'attarder " à l'ornière des résultats" et, par conséquent, à ne pas chercher à devenir chef, fût-il révolutionnaire. »
Le journalisme, en de telles occurrences, s’apparente à une odyssée de l’esprit, grâce aux ardents protagonistes que meut une simple (mais en est-il de simple ?) recherche…