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Billet de blog 26 mars 2008

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Le délectable babil de Berl

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En mai 1968, France Culture diffusait des entretiens entre Emmanuel Berl et Jean d’Ormesson, qui passèrent légèrement inaperçus. Ils avaient été enregistrés en mars et la seule allusion à une actualité qui ne remontât point à l’occupation nazie, voire à l’affaire Dreyfus, concernait la guerre des Six Jours, qui avait eu lieu neuf mois auparavant : « N’ayant pas été nationaliste français, je ne vais certainement pas devenir nationaliste israélien », avait grincé Berl.


Né en août 1892, dans une famille d’industriels ayant fait fortune dans les lits (« en fer et en cuivre »), Emmanuel Berl était typique, comme le lui fait d’emblée remarquer d’Ormesson, « du milieu israélite du tournant du siècle ». Avec sa voix métallique — et sans doute ce sourire voltairien doublé d’un regard pétillant que devait filmer un peu plus tard la série Archives du XXe siècle de Jean-José Marchand — Emmanuel Berl taquine son interlocuteur, en lui faisant remarquer qu’il y eut aussi, qu’il y a même peut-être encore, « une certaine intellectualité protestante et catholique »


L’Ina s’apprête à rééditer, sous forme de deux disques, ces dix entretiens de 1968 ramenés à 2h30. Jean d’Ormesson, 43 ans (il devait être élu cinq ans plus tard à l’Académie française), se relève interviewer hors de pair, complice sans être complaisant, capable de passer de l’anecdotique (portraits succulents de Bergson, Anna de Noailles, Cocteau, Aragon, Drieu la Rochelle, Malraux, l’équipe de l’hebdomadaire Marianne en 1932…), à la philosophie de Berl (sa négation de l’identité personnelle, sa croyance en la discontinuité spatio-temporelle des différents états du moi, son refus de toute idée qualitative de progrès…).


Le vieil intellectuel, détaché mais aux aguets d’une société qui parvenait à la requérir (il tient, dans la NRF, une chronique sur la télévision dès les années 1950), revient sur les accords de Munich de 1938 qu’il approuve encore, ainsi que sur son élaboration des premiers discours de Pétain à Bordeaux après la débâcle de juin 1940 (« Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal (…) La terre, elle, ne ment pas » portent la patte de Berl). Et il conclut : « Malraux m’a toujours dit que mon rapport avec la politique était mauvais parce que je ne voulais rien. »


« Des gens comme moi deviendront de plus en plus rares et sont probablement appelés à compter de moins en moins dans la société », conclut-il. Il est mort en septembre 1976, année où paraît Interrogatoire, de Patrick Modiano, suivi de Il fait beau, allons au cimetière.


En 1937, il avait épousé Mireille, qui s’était montrée hostile à ces épousailles, jusqu’à ce qu’il les annonçasse dans la presse. Trente et un an après, Berl riait encore de la plaisanterie, qui selon lui, conduisit la chanteuse à se dire : « Puisque c’est imprimé dans les journaux, après tout il doit y avoir du vrai… »


Mireille l’appelait « Théodore ». Elle mourut exactement vingt ans après lui, en 1996. Elle avait conservé l’appartement de la rue Montpensier (il donnait donc sur le jardin du Palais Royal) en l’état. Une employée de maison noire avec une tablier blanc vous ouvrait. Le bureau de Berl n’avait pas bougé, avec une lettre de Proust sous verre. Le vieux monsieur de 75 ans avait dit à Jean d’Ormesson en 1968 : « Je ne suis pas tout à fait mort tant que vous penserez à moi. Et puis il y a un moment où vous n’y penserez plus. »


Jean d’Ormesson continua de se souvenir. En 1992, année du centenaire de Berl, il publia le texte intégral de ces entretiens radiophoniques sous le titre Tant que vous penserez à moi (Grasset, Cahiers rouges). Aujourd’hui, Jean d’Ormesson, 83 ans, s’est offert une garçonnière au Palais-Royal, qu’il rejoint souvent, avec son coupé Mercedes, depuis sa maison de Neuilly Saint-James. C’est sa façon de rester fidèle à son cher Emmanuel Berl et peut-être de conjurer une espièglerie terrorisante de son aîné, décochée au cours de ces conversations : « Peut-être que vous deviendrez un vieillard tout de même très réactionnaire ; alors on ne s’entendrait plus aussi bien. »