Outre-Atlantique, la convention républicaine propose un spectacle inédit, dans la mesure où, à Charlotte, Donald Trump semble avoir métamorphosé la Caroline du Nord en Corée septentrionale : LUI et les siens, les siens et LUI !

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L’incompréhension et la stupeurs saisissent les citoyens éclairés des grandes villes de la côte est, ce qu’il est coutume, en pays yankee, d’appeler le « Bo-Wash [pour Boston-Washington] corridor ». L’Amérique civilisée, centriste et d’une honnête aisance n’a plus de repères, à l’instar de Dan Rather, qui fêtera ses 89 ans le 31 octobre. Il succéda, au JT par excellence (CBS Evening news), en 1981 – et ce, pour près de 25 ans –, à la voix personnifiée de l’Amérique, l’homme par qui les nouvelles arrivaient dans les foyers : Walter Cronkite (1916-2009).

Dan Rather, aujourd’hui, face à Trump et à la convention républicaine de Charlotte, n’y retrouve plus ses petits. Alors il gazouille son désarroi, à mesure d'un spectacle effarant à ses yeux.
Il n’y a pourtant rien de surprenant dans le cirque trumpien – affirmons le sans être pour autant victime de « l’effet d’accoutumance » qui menace les États-Unis d’Amérique, comme le reste du monde. En effet, nous finissons tous par ne plus réagir qu’aux pires provocations du 45e président. Et nous n’accordons plus guère d’importance à la plupart des déclarations de ce périlleux pitre aux commandes, dont nous n’eussions pas supporté le début de la moitié du quart des propos, voilà seulement quatre ans.
L’une des victoires de Trump consiste à nous avoir eus à l’usure. Tant et si bien que nous avons, parfois, les uns et les autres, l’impression de nous retrouver dans la peau de Bérenger, seul à ne pas se satisfaire de la tournure des choses, c'est-à-dire la « rhinocérite », dans Rhinocéros (1959), la pièce d’Eugène Ionesco en forme d’allégorie d’une contamination totalitaire.
Dans un bref essai dont la pagination s’approche de celle d’un Que sais-je ?, Trump, le mensonge au pouvoir, qui paraît aux éditions de l’Atelier, quelques balises bienvenues sont plantées par un vieil observateur de la réalité d’outre-Atlantique, Antoine de Tarlé – il avait vingt et un ans à la fin du second mandat du président Eisenhower, en janvier 1961.
20 ans plus tard, à partir de 1981, la révolution reaganienne n’allait pas tant bousculer les États-Unis en général ni les Républicains en particulier, comparée au typhon Trump, qui balaie un pan d’histoire avec une énergie à la fois démente et réfléchie.
On se souvient de la formule fameuse de Lénine, voilà bientôt un siècle, le 21 novembre 1920 : « Le communisme, c’est le gouvernement des Soviets plus l’électrification de tout le pays. » Le trumpisme, c’est le gouvernement du Donald plus la polarisation de toute l'Amérique. Et ce, grâce à Fox News ainsi qu'aux réseaux sociaux.
Nous nous pinçons le nez face à l’infâme fumet qui bouillonne dans les marmites cathodiques de Fox News et OANN (One America News Network), ou dans les chaudrons électroniques de Facebook, Twitter (@realDonaldTrump compte plus de 85 millions d’abonnés) et tutti quanti. Si bien que nous n’avons guère idée de l’empire ni de l’emprise de tels instruments sur des électeurs républicains littéralement captifs.
Antoine de Tarlé retrace les grandes étapes de ces véritables rets mentaux, à commencer par la chaîne Fox News. Ce fleuron de l’empire Murcoch, créé en 1996 pour supplanter CNN, a pris sa volée en 1998-1999, à l’occasion de l’affaire Lewinski et du processus de destitution (impeachment) lancé contre Bill Clinton par une faction républicaine extrémiste de droite et chauffée à blanc, n’ayant pas digéré sa défaite face au centre-droit alors incarné, à la Maison Blanche, par le mari d’Hillary.
Le télescopage puis l’enchevêtrement d’un moyen de communication social et d’une idéologie réactionnaire a fait le reste ; lentement, sûrement, méthodiquement. Antoine de Tarlé cite un article de Jane Mayer dans le New Yorker : « Murdoch n’a pas inventé Trump mais il a inventé son public. » Avant que de détailler cette « symbiose sans précédent entre un opérateur audiovisuel et l’équipe d’un des hommes les plus puissants de la planète ».
L'auteur rappelle aussi cette analyse lucide et lapidaire de John Dean, ancien conseiller de Richard Nixon jusqu’à la démission d'icelui pour cause de scandale du Watergate, en 1974 : « Nixon aurait pu s’en sortir s’il y avait eu Fox News. » On pense alors à la fameuse galéjade antisoviétique circulant au-delà du rideau de fer dans les années 1970, qui campait Napoléon, aux enfers, empli d'amertume : « Ah ! si j’avais eu l’agence Tass, personne n’aurait su que j’avais perdu Waterloo… »
Comme en illustration de la pensée de Hannah Arendt, qui martelait que le totalitarisme joue sur les émotions d’humains vivant à la fois dans l’isolement et dans la crainte d’autrui, Fox News et les tweets trumpiens sont les seules sources d’information des partisans du président. Ceux-ci, pour le coup, forment un socle irréductible, croyant uniquement ce qu’ils voient et entendent de leur idole.
Intervient une composante follement religieuse, sur laquelle insiste Antoine de Tarlé, notant que les deux Mike épaulant Trump, le vice-président Pence et le secrétaire d’État Pompeo, sont des chrétiens évangélistes régénérés (« born again »), donc de la pire engeance. Ceux-ci vivent effectivement dans un délire eschatologique apocalyptique : la fin du monde est proche et quand Israël aura colonisé toute la Palestine, la conversion finale des Juifs au catholicisme aura lieu !
C’est à l’aune de telles superstitions (le 45e président serait « un souverain choisi par Dieu ») qu’il faut appréhender le barnum de la convention républicaine de Charlotte. Tout comme ce qui va se jouer le 3 novembre prochain…
Trump, le mensonge au pouvoir nous rappelle les termes de l’équation politique : un parti républicain muselé, un électorat sous le charme, un système électoral héritier de l’esclavage et favorable aux Républicains. Le tout sur fond d’une démographie américaine qui tarde à évoluer : la population blanche était de 69 % en 2016, elle est passée à 67 % cette année (85 % en 1960 ; 45 % prévus en 2060).

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L'actuel locataire – qui se comporte en propriétaire – de la Maison Blanche a capitalisé sur les frustrations de la classe ouvrière blanche, affectée par la désindustrialisation, la mondialisation et, l'a-t-on persuadée, par la venue d’immigrants.
Parmi les chiffres et statistiques piochés dans le livre, il est un détail qui donne à réfléchir. 33 % seulement des Américains soutenaient la procédure d’impeachment contre Bill Clinton, en 1998-1999. Le trumpisme ne consiste-t-il pas à prouver qu’avec ces 33 %, il est possible de prendre le pouvoir et même, peut-être, de le conserver longtemps ? De façon, quoi qu'il advienne, à transformer la démocratie formelle américaine en une forme de totalitarisme simultanément violent et subtil. À même de siphonner les institutions, de dévoyer l’équilibre des pouvoirs et d'instituer « un dialogue permanent et sans intermédiaire entre le président et le peuple, ou, en tout cas, avec la partie du peuple qui adhère aveuglément aux affirmations démagogiques et outrancières d’un dirigeant assuré de son bon droit ».
C’est le spectacle qui se joue à la convention de Charlotte. Et c’est un cauchemar : si tant est que Trump soit vaincu, qu’en sera-t-il du pli funeste qu’il a fait prendre à son pays et au monde – où ses homologues pullulent, qu’ils soient alliés (de Netanyahou à Modi en passant par Orbàn) ou rivaux mimétiques (Xi Jinping, Poutine, Kim Jong-un…) ?
Antoine de Tarlé ne cherche pas à se montrer optimiste : « La cohésion idéologique du parti républicain, qui rappelle de manière inquiétante celle des partis fascistes de l’entre-deux-guerre, contraste avec les divisions du parti démocrate. La violence des échanges entre les tenants de deux vérités inconciliables ne laisse malheureusement pas espérer le retour d’un possible débat d’idées, seul garant d’une véritable démocratie. »
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Antoine de Tarlé
Trump, le mensonge au pouvoir
(Éditions de l'Atelier, 132 p., 13 €)