On peut garder un chien de sa chienne à Dominique de Villepin (la liste pourrait être longue jusqu’au CPE), mais il est une composante, un paramètre et une substance que personne ne saurait lui enlever : son amour de la poésie, sa passion pour les poètes. Très discrètement mais en toute ferveur, il en administra la preuve hier au soir, à la Maison de l’Amérique Latine à Paris, en se livrant à une présentation en forme de vibrant panégyrique du plus grand poète arabe vivant : Adonis.
Adonis est né en 1930, à Qassabin, village syrien « sans voiture, sans électricité, sans école » souligna Dominique de Villepin (DDV), qui insista sur les quatre effractions fondatrices du poète. D’abord, à la suite d’un rêve qui le guida littéralement, l’enfant (Ali Ahamd Saïd Esber) se rendit à une joute poétique devant le président de la République syrienne, éberlué par tant d’audace et de talent, au point d’octroyer à ce gamin descendu de ses montagnes une éducation au lycée français de Tartous.
Deuxième effraction, à 17 ans, le choix de ce nom de plume d’Adonis. Il y a certes la volonté de se dédoubler et de revendiquer une tradition gréco-latine en même temps que la tradition arabe. Mais il y a aussi, dans cette décision, un oriflamme blasphématoire que présente ainsi DDV : « En adoptant le nom d’un dieu païen, symbole de la mort et de la résurrection, Adonis se libère de toute appartenance religieuse et en particulier du monothéisme, qui fait si souvent de l’homme un prisonnier, voire un combattant. »
Du coup, la troisième effraction coule de source. Durant son service militaire, Adonis est emprisonné pour « activités subversives » et fera toujours mine de n’avoir point saisi ce qui se cachait derrière ces deux mots…
Quatrième effraction, l’exil à Beyrouth, avec le refus de l’immobilisme et le choix de la pluralité. Adonis restera au Liban, dont il a pris la nationalité, jusqu’à la fin de la guerre. Aujourd’hui, alors qu’il représente la plus grande voix arabe sur cette planète, une voix dissidente, qui entend par les mots, par les idées, par les théories, mais surtout par le souffle, fracasser tous les conservatismes corsetés qui figent tant de sociétés arabo-musulmanes, aujourd’hui, Adonis vit dans un minuscule studio à Courbevoie.
Misère, anonymat, dédain. Le poète n’est plus maudit mais mis de côté, alors, qu’à l’instar d’un Baudelaire voilà cent cinquante ans, il personnifie l’exil et, affirme DDV, « l’écho des gouffres qui nous révèlent et que nous révélons », avant de citer ce vers d’Adonis : « Je porte mon abîme et je marche. »
Adonis, expliqua l’ancien Premier Ministre, se méfie d’un modernisme de fabrication plutôt que de création, qu’il envisage comme un désert infernal et non un désert qui régénère. De sa vie « déterritorialisée », qu’il ne mène plus qu’en « étranger professionnel », le poète se consacre à son art « d’égorger la mort ».
Cette conscience gorgée de tradition pré-islamique incarne une critique radicale étouffée par la haine coincée du Sud et l’indifférence repue du Nord. Une petite assemblée l’a hier désincarcérée. On y voyait les poètes Michel Deguy, Pierre Oster, ou encore Luis Mizon. Venus Khoury-Gata a lu un extrait du dernier recueil paru d’Adonis : Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme (Ed. Mercure de France, traduit de l’arabe et préfacé par Houria Abdelouahed, présente à cette soirée ainsi qu’André Velter). Ce fut un débordement de mots et d’images audacieuses mais admirablement maîtrisées, qui vous envahit comme une traînée d’acide sulfurique et de miel à la fois !
Adonis lut lui-même, en arabe. Comme avec Paul Celan en allemand, comme avec Gherassim Luca ou Henri Pichette en français, comme avec tant d’autres en russe, en anglais, ou en persan, la chair se fit Verbe. Et l’on songea, dans La Tempête (Acte IV, scène 1), à Prospéro : « Des esprits, que mon art a fait venir de leurs confins pour animer mes fantaisies. »