Dans le cabinet d'aisances de ce journaliste (où l'on croise beaucoup plus de monde que dans la fameuse cabine d'Une nuit à l'opéra des frères Marx), il y a bien sûr Le Sultan rouge (Ed. Lattès, 1994), l'ouvrage consacré par Thomas Schreiber à Enver Hodja (ou Hoxha, selon la graphie anglo-saxonne que tentent d'imposer Wikipedia et consorts).
Cet homme était né en 1908, mais il y a peu de chance qu'une fiesta commémorative ait lieu le 16 octobre prochain, ses thuriféraires français (Paul Milliez, Robert Escarpit...) ayant passé l'arme à gauche. Ce dictateur était francophone : il avait appris notre langue au lycée français de Korçë, avec parmi ses professeurs un très curieux monarchiste, Xavier de Courville. Sur ses très vieux jours, celui-ci, né en 1894, personnage pittoresque comme en comptait jadis le Ve arrondissement de Paris, se livrait, rue Henri Barbusse, à des spectacles de pantomime extravagants. Enver Hodja, qui avait rompu avec Tito, Khroutchev et Mao, n'avait jamais laissé tomber la langue de Molière, au point d'exiger que le fil de l'agence de presse albanaise fût en français, ce qui fit tomber en pâmoison le Quai d'Orsay, rosissant d'aise que les inepties du pays le plus furieusement stalinien d'Europe fussent communiquées dans notre idiome ! Radio-Tirana, qui émettait en français, arrosait littéralement le monde, bien loin devant la pauvre RFI. Heureux ceux qui furent en âge de capter ces émissions faramineusement siphonnées, dont seule Radio-Pyongyang peut encore aujourd'hui donner idée...
À la mort d'Enver Hodja, en avril 1985, la dépouille ne pouvait qu'être embaumée. Et c'est là qu'intervint un événement peu connu : des experts nord-coréens, dépéchés sur place (ils ne pouvaient être ni soviétiques ni chinois, guerre idéologique à outrance oblige), cramèrent le macchabée au lieu de le réfrigérer. Erreur ou sabotage ? Ce cadavre-là ne pouvait devenir momie. Elle est la pièce manquante, alors que le mausolée prévu pour l'enchâsser, bâti par la propre fille d'Hodja, élève à Tirana sa vaine silhouette de prétendue pyramide...
Les mausolées contemporains ne manquent pas. Il y eut donc Lénine, d'abord en bois puis en dur, pour que le loup capitaliste s'y cassât le souffle.
Staline avait fait un petit tour de piste sur la place Rouge, avant de déménager à la cloche de bois, laissant Lénine dormir tranquille et seul.
À Oulan-Bator le héros mimétique Sukhbaatar (1893-1923), surnommé, donc, «le Lénine mongol», trop tôt victime d'un empoisonnement contre-révolutionnaire, bénéficia, de la part de ses continuateurs, d'un mausolée. Mais en 2005 exit le mausolée : place à Gengis Khan !
Heureusement, quelque chose se prépare peut-être du côté de Cuba, avec Fidel Castro, certes embaumé de son vivant, mais sur le cadavre duquel le travail pourrait continuer. Adviendra ce qui adviendra. Le mausolée consacré au Che Guevara en donne d'ores et déjà une certaine idée.
En Asie, Hô Chi Minh et Mao tiennent le coup, chacun dans leur sépulcre révolutionnaire.
Il y a également ce pharaon moderniste que fut en Turquie Mustapha Kemal (1881-1938). Il brava l'islam (qui exige un escamotage rapide de la dépouille, sinon Nasser, Boumédiène, Khomeny et bien d'autres auraient eu leur mausolée) en imposant à Ankara son catafalque monumental éternel.
Hitler aurait sûrement eu droit à Nuremberg.
Bouygues, jamais très regardant — sur la morale, ni sur la dépense tant que le client-roi débourse sans barguigner —, a trouvé un débouché macabrissime au Turkménistan grâce à la mort, en décembre 2006, de Sapamourad Niazov (ci-dessous avec et sans couvre-chef) :
Bouygues avait déjà à son actif la construction d'une immense mosquée. Plus le Centre des Congrès et des Beaux-Arts d'Achkhabad, qui occupe tout de même une superficie totale de 24.000 m2 (le bâtiment dispose d'une grande salle multifonctions de 2.800 places destinée essentiellement à des représentations d’opéra, d’une scène de 500m2 et d’une fosse d’orchestre escamotable ainsi que de tous les équipements scéniques nécessaires. Il dispose également d’une salle de réunion de 300 places, destinée principalement à des rencontres de chefs d’Etat, d’une salle de 800 places pour les réceptions turkmènes traditionnelles, de salles de commissions, de nombreux salons et d’un amphithéâtre de 150 places pour les conférences). Eh bien Bouygues, grâce au trépas de son Turkmenbachi préféré, a pu se fendre d'un mausolée pas piqué des vers à Kiptchak.
Gageons que Martin Bouygues, le parrain du petit Louis Sarkozy, aura eu, pour Niazov, des paroles aussi touchantes que la une de L'Humanité du 6 mars 1953, qui orne le cabinet d'aisances et de curiosités de ce journaliste : «Deuil pour tous les peuples qui expriment, dans le recueillement, leur immense amour pour le grand Staline.»
Mais avec Bouygues, sémillant et plein d'avenir, nous sommes déjà dans l'horreur et la connerie politiques au XXIe siècle. Et aussi vaste que soit le cabinet dont nous achevons le tour, il se cantonne au siècle dernier, laissant les jeunots à leurs modernes occupations lucratives : il faut savoir ne pas tourner la page...
FIN
Post Scriptum : Quelqu'un a-t-il des nouvelles du mausolée d'Agostino Neto (1922-1979) à Luanda ?