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Billet de blog 28 mai 2008

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Images occidentales versus territoires culturels arabes: l'analyse de Sadok Hammami

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En 1991, durant la guerre du Golfe, l'Amérique avec CNN, son puissant caméscope planétaire, nous servait ce qu'elle voulait sur une guerre qu'elle menait comme elle l'entendait. Mais l’hémisphère nord pataugea dans la semoule, en découvrant que « les masses arabes » prenaient fait et cause pour Saddam Hussein.
Qu’est-ce qui coinçait soudain chez les téléspectateurs musulmans ? Des siècles d'imprégnation culturelle et religieuse qui n’avaient pas disparu comme par enchantement face à Mickey ou à Claire Chazal : ils produisaient au contraire des anticorps psychiques. Cette défense immunitaire arabo-musulmane, un universitaire tunisien, Sadok Hammami, l'a étudiée dans une thèse naguère soutenue à l'Université Stendhal de Grenoble (1). Rien ne vaut, pour tenter de comprendre l’Autre islamique, cette réflexion forgée entre le marteau occidental et l'enclume maghrébine...

Comment expliquer la désertion foudroyante des écrans occidentaux par les téléspectateurs musulmans constatée dès la première guerre du Golfe ?
Beaucoup, en Occident, ont vécu ce paradoxe apparent comme une déception : le Maghreb en particulier, la région arabe la plus travaillée, la plus labourée par les images occidentales, s'est détournée d'emblée du traitement jugé partial de la guerre du Golfe. Les peuples de la région ont vécu ce conflit de manière sonore et non imagée : ils se sont précipités sur des postes de radio pour écouter Bagdad et les discours de Saddam Hussein, que censuraient d'ailleurs en partie les télévisions nationales arabes, voyant d'un mauvais œil les appels enflammés à la mobilisation générale lancés depuis la capitale irakienne...
Ces peuples, critiques vis à vis de la propagande occidentale, l'étaient-il aussi vis à vis du message de Saddam Hussein ?
Non, ils ont adhéré de manière spontanée. Tout s'est joué sur le plan symbolique. Ils avaient enfin sous les yeux une autre image des Arabes, non pas défaits mais qui tenaient tête à une puissance techniquement supérieure. Les vues d'Israéliens affolés sous les bombardements de scuds ont pris une valeur de victoire symbolique.
Tandis que l'Occident y décelait l'insupportable retour des horreurs dont les Juifs avaient été victimes cinquante ans plus tôt...
À image unique, regards multiples ! L'appartenance à une culture a été plus forte que la simple exposition aux images occidentales. Face au flux croissant, le citoyen arabe s'ancre davantage dans son « territoire » et prouve qu'un récepteur est capable de se bricoler des paramètres pour ne pas être purement et simplement manipulé par l'émetteur. Quitte à verser dans l'irrationnel, à retrouver une conception mythique du libérateur de la nation arabe, au point de considérer Saddam, nouveau Saladin, en héros invincible. Combien, au Maghreb et au Moyen-Orient, ont refusé de croire que les bombes américaines touchaient le sol, ont refusé d'admettre que Saddam Hussein ait pu perdre la partie !...
À vous croire, le monde ne sort pas uniformisé de la pluie d'images occidentales : chacun invente sa porte de sortie...
Il faut dédramatiser ce débat. Personnellement, je ne suis pas l'objet d'une conflit dramatique entre une tradition figée qui m'étouffe et une modernité qui me couperait de ma mémoire. Comme tout le monde, je ne fais que négocier entre une tradition qui a changé et une modernité mutante, qui ne m'arrive pas en bloc.


Mais quand même, ce matraquage de Hollywood, de CNN ?!
Etes-vous bien sûr de ne pas faire de l'ethnocentrisme déguisé ? Il faut aussi désoccidentaliser ce débat : ne pas doter vos réseaux d'une puissance démesurée. C'est curieux comme l'Occidental libéral se persuade que ses images produisent une sorte de trou noir, qui éradiquerait la réflexion et moulinerait des êtres occidentalisés, médiocres, folklorisés. Comme si se jouait ici la fin de l'histoire...
Comment alors appréhender ce bombardement d'images occidentales sur la planète entière ?
En comprenant que le monde ne s'occidentalise pas de manière linéaire. Il faut penser en terme de « polytemporalité » (2) : l'homme est un brasseur de temps, il peut être à la fois moderne et archaïque. Par exemple, voilà quelques années, un ingénieur d'un pays du Golfe a inventé un système permettant de déclencher, dès que la portière d'une voiture s'ouvre, la récitation automatique du verset du Coran par lequel débute toute action pour un musulman : « Au nom de Dieu le miséricordieux... » La technique de pointe au service d'un rite vieux de quatorze siècles. Cette notion de brassage du temps permet une compréhension dynamique du phénomène islamique.


Elle explique aussi ce que les philosophes appellent la « reterritorialisation »...
Oui, alors que le ciel est bondé de satellite et la terre sillonnée par les câbles, nous assistons, dans ce monde techniquement unifié ou en passe de l'être, à des revendications identitaires et au retour de territoires anciens. Pourtant, le discours dominant ne fait qu'insister sur le village global que serait devenue la planète, sans jamais expliquer les fragmentations voire les intégrismes à l'œuvre. Pourquoi, des Québécois aux Kosovars, chacun exige-t-il son territoire ? Aux Etats-Unis d'Amérique, en plein cœur de la sur-puissance uniformatrice, un million de Noirs défilèrent, il y a une quinzaine d’années, pour réclamer leur Etat dans le Sud. Si vous restez attaché au schéma d'une progression linéaire de l'Humanité due à la technique qui nous possèderait et nous rendrait passif, vous ne pouvez pas comprendre les éclatements en cours.
Avant la technique, il y a le milieu, la mémoire, le territoire culturel. L'image qui vient à moi ne me coupe pas de ce passé, de ma mémoire : elle peut paradoxalement m'y rattacher. Comment une technique nouvelle restaure-t-elle la mémoire ? C'est ce que Régis Debray appelle « l'effet jogging » : plus l'homme moderne est confiné dans l'habitacle d'une voiture aux formes futuristes, plus il ressent un besoin venu du fond des âges : courir le nez au vent, retrouver la sensation préhistorique de faire vibrer le sol sous ses pas...
Mais en quoi les techniques avancées renvoient-elles les musulmans vers l'islam au lieu de les occidentaliser ?
Prenons l'exemple de l'audiocassette : elle élargit l'espace et le temps de la parole coranique. Jadis, pour écouter la récitation du Coran, il fallait une mosquée, des funérailles, une fête religieuse. Aujourd'hui, dans ma voiture, dans mon magasin, je peux être affecté par la puissance de cette parole. Idem pour l'imprimé : avant pour accéder au savoir religieux, il fallait écouter les autorités compétentes. Les fidèles étaient analphabètes sur leur religion. Ils ne connaissaient que certains principes généraux. Aujourd'hui, à Paris ou à Grenoble, dans n'importe quelle librairie islamiste, je trouverai un ouvrage qui m'expliquera si je dois fumer ou non, comment coucher avec ma femme, etc...
L'Occident découvre seulement maintenant que les islamistes ne sont pas des cheks traditionnels portant le turban mais des pilotes, des ingénieurs nucléaires, qui jonglent avec les cassettes vidéos et les disquettes informatiques...
Les islamistes ne sont pourtant pas les derniers à dénoncer les techniques modernes et leurs effets ravageurs, singulièrement la télévision et le cinéma...
Il s'en prennent à « Canal Satan » (Canal +) ou aux « antennes diaboliques » parce qu'ils y voient les symboles de la concurrence redoutable faite au Verbe, qui lui seul doit être puissant : l'intelligibilité du monde ne peut passer que par la parole, celle que sert puissamment, du haut du minaret, le haut-parleur, l'instrument technique par excellence dont se sont emparés les islamistes. Or certains cinéastes arabes ont parfois l'outrecuidance de s'installer dans le fief même des prédicateurs en narrant le passé en images de leur cru. Le créateur (« moubdi' ») retrouve alors son origine négative : l'innovation perverse (« bid'a »). Voilà pourquoi les pouvoirs religieux en Egypte s'en sont pris avec une telle intransigeance à la vie de Joseph vue par Youssef Chahine dans L'Emigré.


L'image ne doit donc pas perturber la quiétude de la communauté. Elle ne doit pas être perçue comme « idolâtre » : les cinémas, qui rassemblent des foules — et concurrencent les mosquées —, de surcroît dans une pénombre suspecte, sont interdits en Arabie Saoudite... L'image pose problème lorsqu'elle cesse d'être décorative, lorsqu'elle nous captive et détériore notre capacité imaginative à approcher l'Au-delà. Les intégristes ont décrété que le XXe siècle nourri d'images fut le plus... « obscurentiste » qu'ait jamais connu l'Humanité : nous serions devenus aveugles, spirituellement insensibles à la lumière de l'invisible. Voilà ce qui arriverait quand l'image ferait écran entre l'Homme et Dieu.
Lorsqu'elle devient voile ?
Qu'est-ce qu'une femme vertueuse ? C'est une femme qui inhibe ses charges séductrices. En circulant dans la cité, elle doit s'empêcher d'engendrer la « fitna » : la captation des regards. Elle doit, telle une bonne image, ne jamais désorienter l'homme. Une société où les femmes s'adonnent à l'exhibitionnisme est supposée devenir invivable, parce que trop chargée d'écrans négatifs qui séparent l'homme de Dieu. La société islamique voile pour dévoiler l'essentiel : elle rétablit les écrans nécessaires entre l'homme et la femme pour que tombent les écrans entre l'homme et Dieu.
Que représente une femme cinéaste pour les islamistes ?
Imaginez une femme dévoilée montrant des femmes nues : elle est la concentration idéale du monde diabolique ! Dans le même ordre d'idée, Bas les Masques, l’émission qu’animait naguère Mireille Dumas, n’a pu qu’aggraver la perception que le musulman se fait d'un Occident terriblement impie. Quand on exhibe l'hommes qui se marie avec l'homme et à la femme qui vit avec la femme, l'islamiste y voit la preuve que l'Occident est entré dans une moderne « jahiliyya » (ce terme, qui signifie « l'état d'ignorance », désigne l'ère anté-islamique). Aux yeux intégristes, rien ne symbolise mieux cet ordre répugnant que l'image, vecteur de corruption de l'Homme.
Quel sort l'intégrisme musulman réserve-t-il à l'image ?
Le théologien égyptien Youssef Quardawi (dont les écrits ont été un temps interdit en 1994 par les services du ministre de l’Intérieur de l’époque Charles Pasqua), codifie tout cela dans Le Licite et l'illicite en islam (3). Pour le cinéma, par exemple, la séparation des sexes est de rigueur. Il faut des films « exempts d'immoralité, de luxure et de tout ce qui s'oppose aux croyances de l'Islam, à ses lois, à sa morale ». Pour les traditionalistes, les techniques modernes doivent être cueillies comme des fruits sains au cœur du verger pourri dans lequel ils ont mûri (l'Occident). Tel serait le meilleur moyen d'assurer la réislamisation : les musulmans, qui apportèrent jadis au monde « le vrai monothéisme », sont appelés à reprendre leur mission première en sauvant l'humanité aujourd'hui corrompue.
Propos recueillis par Antoine Perraud (à la fin du siècle dernier, restés depuis inédits)

(1) Sous la direction de Daniel Bougnoux, co-fondateur, avec Régis Debray, de la « médiologie ».
(2) Concept manié par Bruno Latour et Michel Serres dans Eclaircissements (Flammarion, 1994).
(3) Al Qualam Editions, Paris, 1992.