La causerie de Ségolène Royal deuxième manière, samedi au Zénith, a fait clabauder son monde. Le très fin et sans doute fort féministe Henri Emmanuelli discute de la secte des anges. Un hiérarque du Figaro traite la femme politique de «madone défroquée».
De telles comparaisons à l'emporte-pièce dégradent ce qui s'impose avec le plus d'acuité en temps de crise : l'entreprise définitionnelle. Ontologie de ce qui nous tombe sur le râble...
C'est précisément ce à quoi se refuse, de son côté, Ségolène Royal — et là gît son grand tort. La veille de sa séance du Zénith, elle était reçue dans la matinée à France-Inter. Lors de la revue de presse de 8h30, Frédéric Pommier cita un jugement d'Éric Besson à propos de Nicolas Sarkozy : «Idéologiquement hybride.» Il sollicita l'avis de Ségolène Royal (celle-ci, contrairement à un François Hollande ou à un Laurent Fabius, n'a guère fait l'effort de caractériser le sarkozysme jusqu'à présent). L'ancienne candidate à la présidentielle répliqua : «Au-delà de l'invention d'un vocabulaire nouveau, ce qu'attendent les Français, ce sont des actions opérationnelles. On n'est plus dans le temps du discours mais de l'action.»
Rebelote au Zénith le lendemain soir, où «être fraternels c'est d'abord être ensemble, très nombreux et vibrer aux mêmes émotions». Ségolène Royal fait sienne la philosophie d'une chansonnette (Antisocial de Bernie Bonvoisin, du groupe Trust): «Cesse de faire le point, serre plutôt le poing.» (voir ci-dessous)
Jean-Louis Bianco, fidèle d'entre les fidèles, ne tarissait pas d'adulation : «Elle a réussi a trouver sa forme d'expression. C'est la seule qui arrive à vous tirer des larmes.»
Nul besoin de convoquer Eva Peron. En revanche, notamment à l'intention d'Ariane Mnouchkine, qui figure au premier rang des soutiens de «Ségolène», il n'est pas inutile de se référer à une pièce mal connue de ce visionnaire mal compris que fut Ionesco: Tueur sans gages.
L'œuvre date de 1957. Y apparaît pour la première fois Bérenger, (anti) héros de trois pièces ultérieures : Rhinocéros, Le Piéton de l'air, Le Roi se meurt. Apparaît aussi, dans Tueur sans gages, à l'acte III, La mère Pipe, allégorie ô combien saisissante de la démagogie et du populisme, qui harangue d'emblée : «Peuple ! Moi, la mère Pipe, qui élève des oies publiques, j'ai une longue expérience de la vie politique. Confiez-moi le chariot de l'État que je vais diriger et qui sera traîné par mes oies. Votez pour moi. Faites-moi confiance. Mes oies et moi demandons le pouvoir.» Indications scéniques d'Eugène Ionesco : «Cris de la foule. Les drapeaux s'agitent : "Vive la mère Pipe ! Vivent les oies de la mère Pipe !"»
«Peuple, tu es mystifié. Tu seras démystifié», clame l'oratrice, qui ajoute : «J'ai élevé pour vous un troupeau de démystificateurs. Ils vous démystifieront. Mais il faut mystifier pour démystifier. Il nous faut une mystification nouvelle.» Chœur des adulateurs : «Vive la mystification des démystificateurs. Vive la nouvelle mystification !»
La mère Pipe reprend de plus belle : «Je vous promets de tout changer. Pour tout changer, il ne faut rien changer. On change les noms, on ne change pas les choses. Les anciennes mystifications n'ont pas résisté à l'analyse psychologique, à l'analyse sociologique. La nouvelle sera invulnérable. Il n'y aura que des malentendus. Nous perfectionnerons le mensonge.»
Jusqu'à présent tout va bien : rien, ou si peu à voir avec Ségolène Royal. Mais avant de s'écrier : «Notre raison sera fondée sur la colère. Et vous aurez la soupe populaire...», la mère Pipe entonne ceci : «Nous n'allons plus persécuter, mais nous punirons et nous ferons justice. Nous ne coloniserons pas les peuples, nous les occuperons pour les libérer. Nous n'exploiterons pas les hommes, nous les ferons produire. Le travail obligatoires' appellera travail volontaire. La guerre s'appellera la paix et tout sera changé, grâce à moi et à mes oies.» Portée par son auditoire, elle enfonce le clou de la novlangue : «La tyrannie restaurée s'appellera discipline et liberté. Le malheur de tous le hommes c'est le bonheur de l'humanité !»
Soudain le télescopage avec le rassemblement du Zénith de Ségolène Royal se précise : «ll y a eu la "riante'"primaire, la "courtoise" présidentielle, les "gentils" coups bas, les "tendres" attaques, les "doux" cambriolages, les "amicales" pressions et les charmantes épreuves personnelles.»
La mère Pipe continue sa parlotte : «Quant aux intellectuels... Nous les mettrons au pas de l'oie ! Vivent les oies ! En démystifiant les mystifications depuis longtemps démystifiés, les intellectuels nous foutront la paix.»
Nous voilà au cœur du sujet : l'anti intellectualisme affiché. C'est un baromètre. Tout signe ostentatoire d'anti intellectualisme annonce un temps fâcheux pour la démocratie et les démocrates. Même de la bouche de Ségolène Royal.
Louis Leprince-Ringuet, dans l'un de ses livres ultimes (il avait près de 80 ans et encore deux bonnes décennies devant lui), Le Grand Merdier ou l'espoir pour demain, réclamait : «Un petit sourire, Simone de Beauvoir.» La plupart des mâles contempteurs de Ségolène Royal en sont restés à ce stade.
En revanche, pour camper sur le terrain politique, nous sommes en droit de prescrire davantage de rigueur cérébrale et moins d'émotion commune, pour éviter la pente de la mère Pipe dans Tueur sans gages : «Si l'idéologie ne colle pas avec la réalité, nous prouverons qu'elle colle et ce sera parfait. Les bons intellectuels nous appruieront.»
Ce qui donna, au Zénith : «À quand l'interdiction de délocaliser et de licencier avec obligation de rembourser les aides publiques si l'entreprise fait des bénéfices ?» Vincent Peillon, agrégé de philosophie, a vanté l'inspiration des meetings de Barack Obama et de Tony Blair. Dominique Bertinotti, agrégé d'histoire, a porté «Ségolène» au pinacle : «Elle a ringardisé toute une façon de faire de la politique.»