Tour à tour, les journalistes Harry Bellet (Le Monde, 17 octobre, une page entière) et Philippe Lançon (Libération, 18 octobre) ont lancé leurs flèches contre l’exposition « Peindre les hommes » au musée d’Orsay (visible jusqu’au 9 janvier 2025), coupable à leurs yeux d’aborder l’éventuelle homosexualité de Caillebotte, et de proposer une lecture de ses œuvres au prisme des études de genre (un « fond de brigade des mœurs », pour Libération).
Il est notable que leur intervention respective ne consiste pas à critiquer l’exposition, son propos, les recherches sur lesquelles elle s’appuie. Cela va sans dire : toute exposition, toute recherche est discutable. Mais, ici, les journalistes ne discutent pas : ils ne soupèsent pas les hypothèses et la démonstration, n’avancent pas de contre-arguments, ne débattent pas pied à pied comme le fait la critique. Non : ils brandissent l’anathème, dans une réaction de défense et de défiance, au nom de la pureté nationale (et avec mépris : « ces gens », écrit Bellet – le « ces gens-là » d'une ancienne ministre n'est pas loin).
Les deux articles reposent sur un même mécanisme : une insistance sur un regard venu des États-Unis, un usage lourd des mots anglais (alors même qu’ils existent en français et sont d’usage courant). Dans une version plus subtile pour Le Monde : « Amérique », « une chercheuse américaine », « deux professeurs de l’université de Pennsylvanie », « on croirait entendre Jeff Koons ! » Le journal verse même dans le ridicule : voulant s’indigner du « gay gaze » – la manière dont la sexualité minoritaire produit un certain regard sur les œuvres –, il est cependant incapable d’écrire l'expression correctement et a initialement publié « gay glaze » (vernis gay !). Dans une version moins subtile pour Libération : « chercheurs des gender studies », « les cuirassés des gender studies ont traversé l’Atlantique et effectué leur débarquement », « historiens de l’art généralement américains », etc.
Le parallélisme est fascinant. Il fait remonter un vieux débat qui traverse la critique et l’histoire de l’art sur leurs outils conceptuels, les revendications d’une lecture purement formelle et la place qui doit être faite aux aux sciences sociales, lesquelles se heurtent à une méfiance accentuée, à une fermeture traditionnelle et à une défense de la pureté disciplinaire (« la crédibilité de la recherche en histoire de l’art » est menacée, n'hésite pas avancer Le Monde). Mais pas seulement, et c’est bien autre chose qui est en jeu ici, tant on retrouve une structure discursive bien connue : la rhétorique du gender comme menace américaine, les éléments de langage opposés aux études sur le genre et repris ad nauseam par les mouvements anti-genre.
La dramatisation opérée par les deux journalistes a tous les éléments du « fantasme » qu’a récemment décrit par Judith Butler dans son livre Qui a peur du genre ?. Un monolithe : « les études de genre » – un champ pourtant traversé de tensions et de débats. Le langage de la menace, par l’utilisation de l’anglais, le vocabulaire de l’imposition culturelle et de l’impérialisme, de « l’invasion » et de l’« envahissement étranger ». Le genre, note Butler, « serait contraire à la nation et même il la menace. C’est encore une de ces saletés venues de l’étranger qui a pénétré dans le pays et en corrompt la pureté : l’ordre est à l’expulsion. » (En France, d’ailleurs, la structure est ancienne : déjà en 1999, Butler relevait les réticences à faire traduire son livre Trouble dans le genre : il « mena[çait] d’“américaniser” la théorie en France ».)
Le parallélisme entre les deux articles ne s’arrête pas là. Sur l’hypothèse de l’homosexualité de Caillebotte, ou du désir homosexuel qui imprègne son regard, les deux journalistes opposent la même stratégie de double dénégation : d’abord affirmer que c’est faux (« rien ne prouve que… »), ensuite ajouter que ça ne change rien (« on s’en ficherait totalement », « peu importe ») ; pourquoi s'évertuer à dire que ça ne change rien, si c’est faux ? Lorsque les critiques d’art commentent avec insistance la vie des artistes (par exemple l’article publié quelques jours plus tôt par Lançon sur Jackson Pollock ?), ils ne se « fichent » pas des multiples détails qu’ils donnent ; c’est seulement l’homosexualité qui leur pose problème. Quant au retournement opéré par Lançon, il est lui aussi typique de l’offense anti-genre en cours, qui tente de faire passer pour violentes les initiatives contestant précisément les violences des structures et normes sociales et sexuelles : oser parler de « police des mœurs », c’est renvoyer les questionnements venus de groupes et d’études minoritaires du côté de la domination et de l’oppression.
Alors, on ne peut que s’étonner de voir Le Monde et Libération parler comme la Manif pour tous et le Vatican.
(PS ajouté ultérieurement : « parler comme la Manif pour tous et le Vatican »... mais aussi comme les journaux d'extrême-droite, tels Causeur, qui partagent la même indignation (« exportée des Etats-Unis, la pandémie idéologique du genre a trouvé, dans cette figure d’artiste célibataire plus entouré de garçons que de filles, une souche de contamination idéale », etc.))