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Billet de blog 8 avril 2019

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Être optimiste face à l'effondrement - et si un peu d'anarchie ne faisait pas de mal?

Devant l'explosion du sujet de l'effondrement dans l'espace médiatique et en particulier dans les milieux écologistes, il apparaît vital de questionner dès maintenant nos a-priori face aux bouleversements de société qui s'annoncent. Allons-nous affronter famines, guerres et maladies dans un climat d'individualisme féroce? Ou au contraire jouir d'une émancipation nouvelle?

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« Craindre l’effondrement, c’est avoir l’imaginaire empoisonné»

Un collapsologue optimiste.

Eh oui, c’en est bientôt fini de l’ébriété énergétique dans laquelle nous avons baigné depuis 70 ans. Si nous voulons rester sous les 2°C, il va nous falloir arrêter une à une les centrales thermiques aujourd’hui en activité, et ne plus en construire une seule dans les années à venir. Disons-le autrement : il va falloir laisser 80% des réserves de pétrole/gaz/charbon aujourd’hui connues dans le sous-sol. « Keep it in the ground » diraient les activistes européennes pour le climat du collectif Ende Gelande, qui s’attachent à en finir avec les exploitations de charbon de RWE en Rhénanie.

Si nous rechignons à effectuer de plein gré ce virage à 180°, la finitude des combustibles fossiles, le chaos climatique et des écosystèmes au bord de la rupture nous ramèneront à la dure réalité : toute cette illusion de bien-être, d’abondance, de surpuissance, ne sera bientôt plus qu’un vieux souvenir. Nos petits-enfants étudieront avec stupéfaction comment trois générations ont pu ainsi festoyer allègrement dans une crise d’irresponsabilité au banquet de la généreuse Pacha Mama, malgré les alertes formulées dès 1972 par le rapport Meadows.

Depuis le succès de « Comment tout peut s’effondrer », publié par Pablo Servigne et Raphaël Stevens en 2015, le sujet ne cesse d’enfler. Il devient pratiquement impossible de participer à une marche pour le climat sans surprendre une conversation ou une pancarte qui reprend la notion. Avec mes connaissances et dans certains milieux écolos de la capitale, carrément impossible d’échapper au sujet, aux conférences et aux déprimes qui vont parfois avec. Même Arte et France Inter lui consacrent des émissions spéciales. Dès lors, les imaginaires peuvent se déchaîner : Comment sera cet effondrement ? Allons-nous nous entre-tuer sauvagement ? Tous mourir de faim ? Faire la guerre aux éxilé.es ? Comment les élites s’en sortiront ? Bref, à quoi ressemblera cette apocalypse vers laquelle nous courrons à grandes enjambées?

Peut-être le mot même d’effondrement est-il mal approprié. S’il est utilisé pour désigner un processus au cours duquel «dans tous les pays, les besoins de base de la population (eau, nourriture, santé, logement) ne sont plus fournis à des coûts raisonnables à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (Yves Cochet, ancien ministre de l’environnement), sa connotation dans l’imaginaire collectif est très clairement négative. Une civilisation qui s’effondre, des lois qui ne servent plus, c’est le début de la barbarie, de l’anarchie, voire de l’autogestion. Le dogme selon lequel une société post-effondrement serait effectivement triste et sanglante domine les représentations de la plupart de mes connaissances, quelles que soient leurs opinions en matière d’écologie politique. Mais ne sommes-nous pas ici induits en erreur par la domination d’un récit vieux comme le monde ?

Une telle mise en perspective radicale a été effectuée par l’anthropologue américain James C. Scott dans son dernier livre paru en Janvier 2019 : Against The Grain. Les grands empires y sont comparés à de fragiles châteaux de cartes, formés de constituants élémentaires bien plus stables et résilients (les triangles). Il explique que notre fascination pour les « grandes civilisations » (l’apex du château) est en grande partie due à l’omniprésence du récit autobiographique créé par les élites de ces mêmes empires.

Car ironiquement, tous les récits des grandes civilisations passées nous viennent… de ces civilisations elles-mêmes ! Aucun texte sur les premiers Etats en Mésopotamie ne vient par exemple des tribus nomades qui cohabitaient à l’extérieur des frontières administratives de ces Etats, et qui constituaient au moins 95% de la population de l’époque. Nos représentations de l'Histoire et les récits des manuels scolaires sont toujours empreints de ce biais pourtant énorme que l'archéologie récente commence à documenter: les récits qui nous parviennent sont des autobiographies étato-centrées, des documents officiels émanant du sommet des Etats, vantant leurs gloires bien au-delà des réalités et faisant fi de leurs principales faiblesses, comme les fuites de population, les maladies, le mauvais traitement infligé aux prisonniers de guerre... Ces documents publics étaient destinés à bâtir le "narratif civilisationnel", construisant ainsi peu à peu et dans toutes les couches de la société la fascination collective pour le symbole de l'apex civilisationnel. Narratif qui nous hante encore aujourd'hui.

Prenons un exemple concret : pour justifier le bien-fondé de son empire colonial et économique hégémonique, César et ses élites avaient tout intérêt à démarquer leur peuple le plus possible des « barbares », ces tribus mobiles qui refusaient la soumission à Rome, qu’ils soient Berbères (remarquez la similarité des mots) ou Huns ou de toute autre culture. Apparut alors le récit de l’ascension de l'humain: le moins évolué est un barbare sauvage ne comprenant rien aux lois de la cité, vivant dans l’instant et soumis à la fougue de ses pulsions animales ; le barbare assimilé est un peu au-dessus, puis vient le citoyen romain, le nec plus ultra de l’évolution d’Homo Sapiens. Un discours très utile pour dissuader les citoyens opprimés et les esclaves de fuir l’empire pour retrouver leur liberté parmi les « barbares ». Et un récit qui a d’ailleurs traversé les siècles et largement imprégné les idéologies coloniales du 16e au 19e siècle (devrais-je dire jusqu'au 21e siècle? Ou peut-être l'idéologie néo-coloniale est-elle construite sur un récit encore plus biaisé?).

Et voilà que cette idéologie qui était restée gentiment tapie au fond de nos cerveaux resurgit dans notre imaginaire lorsque nous appréhendons l’effondrement de notre château de cartes. Certes, entre temps, d’autres récits ont fait leur apparition, comme celui de l’Etat providence, garant des droits inaliénables de chaque citoyen. Un tel Etat providence est peut-être plus difficile à abandonner que les violents empires de l’Antiquité, mais la question mérite d’être posée : l’absence d’ordre social figé dans des lois et des institutions implique-t-il nécessairement une perte de qualité de vie pour les populations? Une diminution de la culture ? Un impact accru sur les écosystèmes ? Un retour à une condition inférieure ?

La réponse de James C. Scott est un quadruple NON vigoureux. Au contraire. Lors des effondrements des précédents Etats, les populations, n’étant plus soumises au racket des élites, pouvaient de nouveau exercer d’autres activités que la culture de céréales, physiquement épuisante, culturellement et nutritivement pauvre. Re-diversifiant leurs modes de subsistance, elles amélioraient leur santé, jouissaient d’une plus grande liberté, gagnaient en résilience, participaient à l’élaboration de cultures décentralisées florissantes et réduisaient la pression sur les écosystèmes grâce à une plus grande mobilité. Même l’effondrement de l’empire romain ne s’est accompagné ni d’une diminution de la population ni d’une augmentation des maladies.

Aujourd’hui, ce récit de l’humain ayant accompli l’ascension du sauvage au civilisé comme autant d’étapes cruciales et définitives qui s’accompagneraient d’une augmentation de l’espérance de vie, d’une meilleure nutrition, de meilleurs loisirs, ce récit qui prône la supériorité de l’agriculture sédentaire sur les autres modes de subsistances, qui prétend que les arts domestiques sont l’exclusivité et l’apanage des grandes civilisations ; ces récits imprègnent profondément nos imaginaires, mais ne reposent dans les faits sur aucune preuve historique.

Jusqu’en l’an 1600 à peu près, un tiers de la population mondiale n’avait jamais rencontré un collecteur d’impôt, caractéristique d’un Etat. Tous ces gens étaient-ils profondément malheureux ? Malades ? En fait, ils étaient bien souvent en meilleure santé que leurs semblables assujettis, et jouissaient d’une vie autrement plus épanouissante. En bien des égards (sédentarisation, agriculture, religion, bien-être …), le narratif « civilisateur » se heurte ainsi aux découvertes de l’archéologie moderne : non, le mode de vie sédentaire n’est pas une « aspiration universelle » des humains ; non, la domestication des plantes n’a pas entraîné le passage à l’agriculture ; oui, les paysans sédentaires redevenaient souvent chasseurs-cueilleurs dès que l’occasion se présentait ; oui, les traditions orales des peuples nomades recelaient un vrai trésor culturel ; oui, les sédentaires souffraient de nombreuses « maladies du surpeuplement » dues à la concentration d'humains de plantes et d’animaux dans des lieux restreints, et présentaient de nombreuses carences, en fer notamment. En réalité, « les nomades étaient en général mieux nourris et vivaient mieux et plus longtemps que les habitants des états agraires. Il existait un flux constant des centres étatiques vers les peuples nomades, en Chine comme chez les Grecs ou les Romains. »

Pourquoi alors, en dépit de sa fragilité, le package [sédentarité, agriculture, états] a-t-il peu à peu conquis le monde, si d’autres modes de subsistance étaient si attirants ? James C. Scott avance l’hypothèse qu’un régime riche en céréales associé à peu d’activité physique augmente le taux de reproduction des populations, un infime avantage qui finit à la longue par l’emporter. D’autres pistes ne peuvent toutefois être exclues pour l’instant, mais aucune ne valide le récit dominant véhiculé par le « narratif civilisateur » qui voit en la civilisation de l'humain un processus naturel, linéaire et à ascensionnel.

Certes, la thèse de l’émancipation post-effondrement pourrait ne pas être valable dans l'Europe moderne où les écosystèmes naturels sont déjà au bord de la rupture, où la densité de population est très grande, où les humains possèdent désormais peu de savoirs relatifs à l’autonomie alimentaire et médicinale, et où les armes mortelles sont monnaie courante.

Néanmoins, nous devons prendre conscience de ce la domination de ce récit commun sur nos imaginaires (comme de tant d'autres récit qui catégorisent le monde et nous empêche d'en percevoir la réalité: sur les genres, sur les origines culturelles, les classes sociales, les humains et la Nature, ...) et ainsi déconstruire ensemble la crainte de l’effondrement pour l’appréhender comme ce qu’il sera effectivement : une redistribution géographique des communautés humaines, une redéfinition des modes de vie dans les territoires en dehors du contrôle centralisé des Etats-nations, une répartition plus équitable des ressources, sans concentration à l’apex suite à la disparition des élites, un démocratisation de la culture, l’arrêt des constructions monumentales, la réduction drastique du commerce à grande échelle, la disparition de l’industrie du luxe et de la mode, la fin des grandes campagnes militaires; et nous pouvons savoir qu’il ne s’accompagnera pas forcément d’une réduction de la population, de la santé, du bien-être, ou encore d’une détérioration de la nutrition.

Pourquoi donc être mélancolique ? L’effondrement, ce n’est pas la dissolution d’une culture, mais sa reformulation au sein de l’inévitable processus de décentralisation et de relocalisation, processus qui bénéficiera à toutes les espèces de cette planète.

C’est donc d’urgence qu’il nous faut décoloniser nos imaginaires de la narration classique étato-centrée, pour qui, hors de l’Etat, point de salut pour l’humain. Et c’est donc d’urgence qu’il nous faut réapprendre à vivre ensemble, ainsi que les savoirs et techniques indispensables à l’autonomie locale.

Qu’adviendra-t-il cependant des millions d’armes mortelles qui sont en circulation à la surface du globe ? Des centaines de millions de réfugié.es climatiques ? Les communautés ainsi émancipées se feront-elles la guerre pour annexer des territoires et étendre leur zone d’influence, toujours animées par un désir d’expansion ô combien masculin? Ou bien parviendrons-nous à instaurer une culture de la sobriété résiliente, du soin et du lien social, de la Terre et de son partage équitable ? C’est à chacun de se libérer de ces récits qui menacent à présent par leur omniprésence la cohabitation post-effondrement des femmes et des humains dans le monde, et ensuite, de commencer la reconstruction. Soyons fiers de redevenir barbares.


PS : Il y aurait encore beaucoup à dire sur, par exemple, le respect accordé à la parole des femmes, et la place des valeurs non-viriles dans une société post-effondrement. C’est à coup sûr un sujet qui mérite d’être traité en profondeur, mais j’ai l’intuition qu’il pourrait y avoir, dans ce domaine également, des améliorations venant avec la jouissance d’une plus grande autonomie politique au niveau très local.

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