MONTAIGNE
I L’écriture des Essais : un projet interminable
A. Les Essais : naissance d’un genre
-Le projet de se peindre
« Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre (…) »
Au Lecteur, Essais, Tome I
Idée
Montaigne résume ici en une courte phrase ce qui constitue le projet même des Essais. Il affirme qu’il est question d’un livre d’un genre nouveau qui n’aura d’autre objet que la peinture de soi-même, à laquelle il se livre, de sa première à sa dernière phrase. Le sujet des Essais n’est autre que la représentation que l’auteur donne de lui- même au lecteur. Autrement dit, les Essais naissent du projet, inédit que nourrit Montaigne, de se donner à voir, au lecteur, avec naturel et simplicité, tel qu’il apparaît ordinairement à ses proches, sans masque, ni fard.
Contexte
La première édition des Essais, composé des livres I et II, paraît à Bordeaux en 1580. Avant cela, Montaigne, avait étudié la philosophie à Bordeaux, le droit à Toulouse, puis il avait assuré des fonctions de magistrat dès 1554, à la cour des Aides de Périgueux, et, en 1557, au Parlement de Bordeaux où il avait fait la connaissance, en 1558, de son collègue La Boétie, qui deviendrait son ami le plus cher. Sa mort, il fut emporté par la peste en 1563, l’affecta d’ailleurs extrêmement[p1] ainsi qu’en attestent ses écrits postérieurs. Alors que la perte de son grand ami restait encore pour lui une épreuve, quasi insurmontable, qui avait transformé sa vie en « une nuit obscure et ennuyeuse » où il ne faisait « que traîner languissant », la perte de son père, Pierre Eyquem de Montaigne, à qui il vouait une sincère admiration, trois ans plus tard, en 1568, le bouleversa.
Ces rappels ont pour mérite de souligner les circonstances qui ont, entre autres, favorisé la vente, par Montaigne, en 1571, de sa charge au Parlement de Bordeaux, et son retrait sur ses terres, où il s’installe au second étage d’une tour d’angle de son château en Périgord, près de Bergerac. Château qui l’avait vu naître le 28 février 1533. Dans ce havre de paix et de solitude, il se consacre désormais à l’étude et à la réflexion. Ainsi, dès 1572, il entreprend la rédaction des Essais, tout en se délectant de la lecture de Sénèque et de celle de Plutarque.
Commentaire
Lorsque Montaigne décide de se retirer de la vie politique pour se consacrer à l’écriture, il ne le fait pas dans l’objectif de dresser un portrait à sa propre gloire mais pour mettre un terme à ce que Pascal appellera plus tard le divertissement qui consiste à se détourner de la pensée de notre condition mortelle ; soit afin de se retrouver seul à seul avec lui-même, dans le silence favorable à la réflexion sur soi, avec l’aide des grands penseurs de l’Antiquité, qu’il apprécie tant, et dans la lecture desquels il puise abondamment afin d’alimenter la conversation qu’il entretient avec lui-même.
Il tente ainsi de s’approprier son être propre, débarrassé du personnage que la société des autres nous oblige à être. Visée de ses pensées, à la fois sujet et objet de son étude philosophique, matière première de cette œuvre vivante que constituent les Essais, Montaigne tente de se saisir de lui-même dans sa mouvance et sa fluidité. A tout un chacun, absorbé par telle ou telle occupation ou exigence de la vie quotidienne, le philosophe tend un miroir afin qu’il puisse y contempler le brouillon de ce qu’il pourrait être, s’il s’accordait quelque instant de répit, afin de pouvoir se regarder dans le fond des yeux, pour y apercevoir celui qu’il est vraiment, au fond de lui-même, loin du bruit et de la fureur de vivre.
Corps et âme, esprit et chair, Montaigne examine l’homme qu’il est avec la plus grande justesse et précision qui soient. Dans ce vaste et innovant projet que représente l’écriture des Essais, il fait preuve d’une grande probité et d’une rare lucidité afin de traquer l’homme dans la mobilité de ses pensées et l’incohérence ou l’inconscience de ses actes.
Vocabulaire
Essai : à l’époque de Montaigne, l’essai n’est pas un ouvrage littéraire en prose. A cette époque, « essayer » signifie « expérimenter » la vie et ses « expériences ».
L’étymologie latine du terme, exagium, « pesée, essai », renvoie à l’infinitif latin du verbe exigere, « examiner, évaluer ». Ainsi l’essai, au sens que confère Montaigne à ce terme, consiste à examiner tout ce qui se présente à la réflexion de façon à pouvoir l’évaluer, c’est-à-dire juger ce dont il est question. En référence à la citation ci-dessus, l’essai a pour fonction d’ébaucher les composantes du moi, notamment grâce à un sens aigu de l’observation.
Sujet : le mot désigne ici un être réel et singulier, synonyme d’individu doué d’une conscience réflexive.
Objet : le terme a ici son sens philosophique, désignant ce qui est pensé, tout ce qui existe, pour le sujet qui est amené à se le représenter.
Portée
Que l’on considère les Essais de la première à la dernière ligne, il est indiscutable que Montaigne y a réalisé le projet de se peindre lui-même, véritable autoportrait, fidèle et changeant au fil du temps, tel son auteur, dont il entretenait le lecteur, en s’adressant à lui, au seuil de l’œuvre. En effet, des « chimères et monstres fantasques » dont il constate, ironique et bienveillant, le surgissement dans son esprit, au chapitre 8 du livre I, à la confirmation que son « ouvrage » est « exactement (sien) », c’est-à-dire très précisément conforme à ce qu’il souhaitait qu’il fût, au chapitre 5 du livre III, en passant par l’observation ravie qu’il est question d’un « livre (…) d’une occupation propre », dont la substance même est tirée de celui qui l’écrit, faite au chapitre 18 du livre II, il est manifeste que Montaigne a réussi l’exploit, sans, à aucun instant, perdre l’intérêt passionné du lecteur, de rédiger un millier de pages consacrées à l’examen approfondi et sans complaisance, de son être.