B. Le principe de l’écriture
-L’ignorance
« Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris de leur pièce, écartés sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d’en faire bon, ni de m’y tenir moi-même, sans varier quand il me plaît ; et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance. »
Chapitre 50, livre I, De Démocrite et Héraclite
Idée
Montaigne affirmant « je ne vois le tout de rien », quelques lignes avant celles citées, nonobstant sa brillante éducation humaniste et sa vaste culture, avoue que ce qui l’incite à écrire est la volonté de combler l’ignorance, toute relative, qui est sienne et dont il est conscient. Il adapte l’utilisation de l’outil, que constitue pour lui le pouvoir de juger, soi-même, les autres et le monde afin d’essayer de mieux les comprendre. Il est néanmoins lucide quant à sa propension à passer d’un objet d’étude à l’autre, d’une réflexion sur un sujet à une considération sur un autre, bref de sa tendance à la digression. Car ce qui lui importe, est de respecter son maître l’ignorance, ce principe de la quête qu’il mène par le biais de l’étude et de l’écriture dans le but de la réduire le plus qu’il lui sera possible.
Contexte
Montaigne est né dans un siècle, que l’on a l’habitude d’appeler le siècle de la Renaissance, pour souligner la rupture que l’on ressent, aux XV et XVIe siècles, avec Le moyen-âge, qualifié abusivement d’obscurantiste.
Montaigne fait donc partie de ces humanistes du XVIe siècle, élevés dans le goût des langues antiques, que sont le latin et le grec, et dans une grande admiration pour l’Antiquité gréco-romaine et sa culture, que l’on a l’impression de redécouvrir.
Les érudits de l’époque se détournent des commentaires qui étaient lus, à la place des œuvres elles-mêmes, au Moyen-Age, appelés les « gloses ». Il n'est donc rien d’étonnant que Montaigne, baignant dans cet esprit ouvert à toutes les grandes découvertes de l’époque, quel qu’en soit le domaine, se plonge dans la lecture de Sénèque, Platon ou Plutarque.
Mais il est aussi l’auteur d’un siècle traversé par l’intolérance, la haine et l’extrême violence des guerres religieuses, entre catholiques et protestants, qui amènent les citoyens à s’entretuer.
On comprend mieux alors sa passion pour la connaissance et cette manière qui lui est propre de s’intéresser à tout ce sur quoi son esprit peut exercer ses facultés.
Commentaire
Montaigne lorsqu’il s’enferme volontairement dans ce qu’il nomme sa « librairie », cet espace personnel qu’il s’est aménagé dans son château, avec ses piles de livres entassés comme murs d’enceinte, le protégeant de la distraction du monde extérieur, n’a comme seul outil que le jugement, cet « outil à tous sujets » qui « se mêle partout. » Non seulement tout lui est prétexte à penser et à réfléchir mais plus encore, en écrivant les « Essais », il invente une nouvelle rhétorique, c’est-à-dire une utilisation propre du langage appropriée à son objet d’étude. Il ne se donne pas pour modèle, il n’est pas en quête d’une méthode pour penser avec rigueur, comme nous en proposera une Descartes, un siècle plus tard. Il approche son sujet avec prudence, une grande circonspection et un certain tâtonnement. Il l’observe de loin, depuis la connaissance qu’il peut en avoir, puis il tente de le circonscrire dans la mesure et jusqu’où ses facultés lui permettent d’en juger avec certitude. Sujets, estimés vains et futiles par d’autres ou bien rebattus, il les examine et y applique sa pensée afin que le savoir qu’il en a lui soit propre et ne soit pas une réflexion prête-à-penser. Toutes les preuves qu’il peut trouver à propos de la véracité ou de la fausseté d’une affirmation sur un sujet pour lui se valent parce qu’il les passera au crible de son entendement. C’est pourquoi, Montaigne, au fait de cette toute relative ignorance à laquelle nous avons déjà fait allusion, ne s’aventure pas dans les méandres hasardeux d’une pensée doctrinale. Ne voyant le tout de rien, car déclarer connaître le tout est une croyance bien orgueilleuse eu égard à l’humilité prudente dont fait preuve Montaigne, il ne prétend, faussement modeste, qu’apporter une toute petite contribution à la réduction de l’ignorance humaine et encore, sans aucunement devoir adopter une suffisance qui ne sied pas à un philosophe qui revendique le droit de poursuive son éducation sans vouloir atteindre un but précis et de ne s’intéresser aux choses que le temps qu’elles suscitent son attention, se fiant au doute et à l’incertitude et à l’aiguillon de l’ignorance qui le protège à la fois de la forfanterie et de la pédanterie.
Vocabulaire
Le jugement : ici Montaigne fait référence à la faculté de juger telle qu’on la comprenait au XVIe siècle, c’est-à-dire à la soumission au jugement de la raison, de la conscience. Le terme est alors synonyme de l’examen d’un objet, de son observation attentive, en vue d’en apprécier les différents aspects.
L’ignorance : il faut faire ici un sort à l’ignorance dans la mesure où elle est au fondement même de la quête que mène Montaigne, à travers l’écriture des Essais, en tant que prise de conscience inaugurale de sa démarche philosophique qui a pour visée l’attitude réfléchie, volontaire et critique, la suspension du jugement devant ce qui se présente comme une vérité, afin de l’examiner de façon à en éprouver la pertinence.
La portée
Ce positionnement intellectuel, ce scepticisme et cette circonspection qui conditionnent la démarche du Montaigne des Essais en constituent tout l’intérêt et la valeur. En effet, si nous aimons lire les Essais, c’est justement en raison de cette manière bien particulière d’approcher les différents thèmes qu’ils explorent.
Et Pascal aura beau vilipender, un siècle plus tard, le « sot projet » qu’a eu Montaigne de se peindre, ne comprenant pas que les « sottises » qu’il dénonce dans l’œuvre sont en fait le fruit d’une longue, curieuse et patiente observation de soi, des autres et du monde.
D’ailleurs, Voltaire, au XVIIIe siècle, reconnaît aux Essais le mérite qui est le leur, en prenant, contre Pascal justement, la défense du projet de Montaigne : «Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre naïvement, comme il a fait, car il a peint la nature humaine. »