La conception que Platon a de l’homme jette le discrédit complet sur le corps. En effet, selon lui, le corps (soma en grec) n’est rien d’autre que le tombeau (sema) de l’âme. Cette comparaison, appelée par le jeu sur la sonorité du nom grec pour désigner l’enveloppe charnelle, se justifie car Platon estime que le monde perceptible par les sens ne peut nous en fournir qu’une représentation erronée. L’image que les informations sensorielles transmettent à l’esprit est le reflet d’une réalité multiple, changeante, constituée de formes approximatives et de rapports entre elles variables car relatifs. Ce monde de la contingence est à l’image du corps : corruptible et évanescent, instable, autrement dit illusoire.
D’ ailleurs pour illustrer sa conception du corps et de sa relation avec le monde sensible, Platon a recours à la fameuse allégorie de la caverne. Il suggère à Glaucon, son interlocuteur au livre VII de La République, de se représenter « des hommes dans une sorte d’habitation souterraine en forme de caverne.» Les hommes dont Platon s’apprête à décrire la condition existentielle sont des hommes ordinaires, quiconque n’ayant pas bénéficié d’une éducation philosophique telle qu’il la conçoit. Ces hommes sont maintenus prisonniers de la caverne et immobilisés face à la paroi de façon à ne pouvoir effectuer aucun mouvement corporel. Un feu « brûle sur une hauteur loin derrière eux ». Un chemin situé entre l’entrée de la grotte et le feu autorise, derrière un petit mur, la circulation d’hommes portant « toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d’hommes et d’autres animaux, façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. » Certains de ces porteurs conversent entre eux, d’autres sont silencieux. Ils vivent ainsi depuis l’enfance n’ayant comme seul spectacle que celui des « ombres qui se projettent, sous l’effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d’eux ». Les prisonniers ne pouvant se retourner, considèrent comme vraies les ombres des objets fabriqués et attribuent les paroles entendues en écho dans la grotte aux ombres qui passent
Ainsi, selon Platon, sans l’aide de la philosophie, et conformément à sa conception d’un monde scindé en deux dimensions, tout ce que nos sens perçoivent ici-bas, par la médiation du corps, dessine une réalité trompeuse, réduite à ses propres ombres. L’appréhension de la matérialité du monde, sa connaissance empirique n’en saisit pas l’essence. Ceci parce qu’assimiler la perception visuelle ou la perception auditive à une capture du réel c’est confondre l’apparence et l’essence, c’est croire que voir équivaut à savoir. Les sens nous donnent accès à ce à quoi ressemble le réel, ils transmettent à l’âme l’image d’un monde d’apparences sans lui permettre de faire le partage entre ce qui paraît être et ce qui est effectivement. En effet, si j’accorde toute confiance à ma perception sensorielle, le soleil tourne autour de la terre, la lune est semblable à un croissant dont la taille est insignifiante, la terre est plate et la ligne de l’horizon m’en signale la lointaine finitude, le bâton se brise en pénétrant l’élément liquide, etc…
Mais l’allégorie de la caverne n’arrête pas là sa dénonciation de la misère intellectuelle qui nous maintient prisonniers de nos propres croyances. La paresse de l’habitude et le confort de l’ignorance collective s’opposent farouchement à toute modification de cet état de fait, ils opposent une docile résistance à toute remise en question. Car quand bien même ce que nous prenons pour la réalité ne serait qu’une illusion, il ne faut pas négliger la force de l’illusion qui s’enracine dans le désir d’accorder foi à une vision réconfortante, bien qu’erronée, du réel. En effet, Platon imagine que l’on détache et contraigne le prisonnier, qui se complaît dans son ignorance, à « regarder vers la lumière » de la vérité : « il souffrirait et l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres. » Il ne pourrait supporter ni physiquement ni psychologiquement la violence de la révélation, l’aveuglement provoqué par le dévoilement subit de la réalité vraie.
La nudité du réel, peut-être aussi sa cruauté due à l’absence de tout travestissement susceptible d’en masquer la dureté, n’est pas une vision aisée à accepter. Il est indispensable de l’approcher méthodiquement : c’est le rôle de l’éducation philosophique d’assister l’homme par une propédeutique à même de le guider sur le chemin escarpé et ascendant qui conduit à la vérité. C ‘est ce que l’on désigne du nom de « dialectique » chez Platon : la méthode qui permet d’accéder à la connaissance de soi, donc à prendre conscience de son ignorance, des limites d’une connaissance empirique du réel, et du monde dans sa réalité essentielle. On comprend que le pronom indéfini « on », dans le processus de libération du regard du prisonnier et l’ascèse à laquelle sa conversion progressive depuis la sortie de la grotte, l’étape nécessaire de la vision des simulacres(les ombres, le reflet des images des hommes et autres êtres sur les eaux) avant de pouvoir contempler, plus tard, ces être mêmes ; puis ce qui se trouve dans le ciel, la lumière des astres et de la lune, mais de nuit, dans un premier temps, on comprend que ce patient apprentissage est l’œuvre de l’enseignement du philosophe auquel renvoie le pronom indéfini « on ». Car, « au terme de cela », le prisonnier « serait enfin capable de discerner le soleil (…) lui-même en lui-même ». Ainsi la conclusion serait nécessairement une inférence de sa part « au sujet du soleil que c’est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas. »
Sans l’intervention du philosophe, et l’engagement, que suscite la révélation à laquelle elle conduit, de la part de l’initié de transmettre aux autres prisonniers de la grotte le savoir acquis, les hommes demeureraient dans une fausse connaissance réduite à des jeux de rapidité dans l’acuité de la distinction des ombres projetées sur la paroi et la mémorisation de l’ordre habituel de leur défilé. Victimes de l’opinion, ils mèneraient une vie de conventions et de préjugés, aveugles et étrangers à eux-mêmes.
Il est, par conséquent, clair que, pour Platon, l’incarnation de l’âme, sa chute dans le réceptacle du corps de chair, constitue une entrave à son accès à la vérité, c’est-à-dire à la connaissance de l’être en tant qu’être. Accéder à l’essence de l’être n’est pas inné mais le terme d’une éducation douloureuse et dangereuse pour celui qui fait preuve d’un zèle excessif dans sa volonté de déciller les yeux des hommes. Ce que rappelle la condamnation de Socrate à boire la ciguë pour cause d’irrespect de l’honneur dû aux dieux de la cité, introduction de nouveaux dieux dans cette même cité et corruption de la jeunesse.
Pour Platon, comme pour Socrate d’ailleurs, « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » car la condition humaine, du fait même de la perfectibilité infinie de la nature humaine, nécessite un apprentissage perpétuel, par une constante remise en question, de ce qu’exister veut dire.