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Billet de blog 6 avril 2017

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L'ENIGME DU BONHEUR

Exister...être debout, immobile.Se tenir là dans l'existence. Après avoir été expulsé du néant, devoir s'inventer une essence, contraint de se jeter, nu dans l'histoire d'une vie, dont on ignore ce qu'elle doit être. Alors se poser la question simple, à laquelle on répondra peut-être un jour. Mais l'existence a-t-elle un sens?

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Kévin était parti, mécontent. Elle essayait de faire le bilan de sa vie. Mis à part le temps heureux de ses études universitaires, elle n’y décelait aucun élément saillant, digne d’un quelconque intérêt. Elle ne parvenait pas à se penser comme un début ponctué par une fin. C’était des fragments de souvenirs éclatés, des plages de semaines et de mois monotones, répétitifs, indistincts. Quelques jours heureux, inattendus, des rencontres. Elle n’y lisait aucune finalité, une ligne directrice, l’idée d’une ambition poursuivie, une ascension  vers un sommet de gloire mondaine, intellectuelle, morale, amoureuse ou littéraire. Une succession, l’accumulation de jours et de nuits successifs et perdus, quelque chose de fuyant. Du temps passé, du temps perdu. Elle se souvenait de sa professeur de lettres au lycée, intelligente et belle, cultivée. Elle s’était souvent dit qu’elle devait être heureuse puis avec le recul elle avait changé d’avis : plusieurs divorces, de trop nombreux enfants, des maris comme une collection, des amants peut-être, une insatisfaction qui la rongeait et ce roman qu’elle leur disait écrire…Longtemps, elle avait rêvé de lui ressembler : libre comme elle se l’était imaginée, détachée du monde des apparences, indifférente aux bienséances, calfeutrée dans l’univers protecteur d’un savoir comme une seconde peau. Elle distinguait tout de même des ères dans le cours de sa vie, le temps des espérances, la vision d’un avenir peut-être confus mais  rempli  d’accomplissements et de satisfactions. Celle de la confrontation avec le réel, le heurt, la résistance des faits, les désenchantements, les remises en question et l’obstination. Les petites victoires professionnelles et affectives. Les courts instants d’un bonheur grisant. La reconnaissance enfin. Puis les désillusions, multiples, en cascades, une cataracte de renoncements forcés, ses lâchetés face à la toute-puissance de la réalité. Les accommodements consécutifs, les concessions aménagées, obligées pour survivre, continuer à marcher vers sa destinée. Ce deuil, pour les autres,  de sa vie qu’on appelait une fin, son dénouement, les derniers mots du livre écrit avant l’imposant et nécessaire silence de la page blanche et la quatrième de couverture récapitulative, excitante, allusive, trompeuse comme une promesse publicitaire. L’effort d’un rédacteur pour rassembler l’épars, le divers, le désordre insignifiant d’une existence en un tout orienté. La quête d’une signification de l’absurde. La stylisation contrainte, le trait grossier, la vulgarisation du particulier, de l’indicible, l’interprétation impossible, la fiction de sa vie rapportée, résumée aux saisons ordinaires d’un parcours singulier.

Elle avait rêvé d’un bonheur incertain, d’une compréhension globale de la vie, d’un principe intangible et porteur, dynamisant, l’enthousiasme d’un projet mené à bien. En vérité elle s’était leurrée. Plutôt une suite de hasards, les morceaux d’une pellicule recollés, mis bout à bout pour  les enchaîner dans une continuité de gauche à droite, de sa naissance à son absence,  définitive.

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