Son père était mort, fière d’elle paraissait-il, infiniment. Elle était sa seule fille, sa seule enfant, forcément il y allait du succès de toute une vie : donner, perpétuer la vie, la mort aussi, alimenter la race humaine. Elle l’avait aimé, intensément. Pleuré longtemps, libérée du poids d’un fardeau qu’elle n’aurait pu supporter plus longtemps. Il les avait quittés au bon moment. Quand elle n’en pouvait plus de feindre qu’elle était autre qu’elle-même, celle qu’elle pensait qu’il adorait. Elle était lasse de ne pas se ressembler. D’être le reflet d’une autre, inventée, un personnage. Elle voulait se vautrer dans la boue, comme les éléphants et les rhinocéros, pour hydrater et dérober au soleil et au vent la délicatesse du cuir apparemment rude et épais qui les enveloppait. Elle se découvrait vulnérable, blessée, acculée dans ses retranchements ultimes, bien obligée de faire le point, de s’arrêter, mettre un terme au vaste mensonge de sa vie. Il lui fallait réfléchir, classer, organiser, utiliser l’hémisphère gauche de son cerveau comme jamais, faire ce qu’elle détestait : ordonner un peu sa vie, qu’elle signifiât pour elle au moins quelque chose.
Elle cherchait le bonheur. Elle s’en foutait du désordre apparent de sa vie, de sa médiocrité, de l’échec évident de son existence qu’elle lisait dans les yeux d’autrui, auquel elle s’était finalement résignée. Le bonheur : était-ce si compliqué ? Elle n’avait plus beaucoup de temps à consacrer à la question. Elle y avait déjà pensé, bien sûr. C’était son métier que d’étudier la vie des écrivains célébrés par une pseudo-éternité, celle de l’histoire littéraire provisoire. Le bonheur selon Voltaire, Pascal, Montaigne, Rousseau, Gide, Proust, Mme de sévigné, Balzac, Rimbaud, Camus, Sartre…Non, non, non c’était bien trop facile d’emprunter aux autres le chemin de leur vie ! C’était à son propre bonheur qu’elle devait désormais penser, s’atteler à la tâche de sa vie. Le seul travail qui méritât un quelconque intérêt par ailleurs : bien vivre le temps qu’il lui restait.
Kévin était parti. Elle restait éclairée du grand bonheur de ceux qui l’avaient aimée. Sa grand-mère, son père, tous ces hommes et ces femmes, bien avant elle, morts et nés. Elle se savait, par eux, habitée : d’une grande lumière de leur grâce perfusée. Cela faisait pourtant de nombreux jours qu’elle n’avait pas mangé, mais elle sentait que, par ses forces, elle n’était pas abandonnée. La maladie, dite et déclarée, lui avait révélé ce pouvoir dont elle n’avait jamais douté et, qu’en tant que professeur de français, elle ne pouvait divulguer que par les mots qu’elle avait absorbés, de sa naissance à sa maturité. C’est sûr, elle avait toujours était belle. Elle le savait. Mais ce n’était pas le fruit d’une très grande beauté, d’une beauté de mannequin, de statut parfaitement modelée. Elle avait toujours plu de cette passion convaincue qui l’avait, depuis le début, portée, et que les autres devinaient, en elle, quelque part, à déchiffrer. Ils l’abordaient, sans aucun doute, par cette vérité attirés. Ils voulaient la posséder, la sentir, la toucher. Ils finissaient par confondre, elle, son âme et le savoir qui, en elle, résidait. Puis un jour, édifiés suffisamment, selon leur faculté de connaissance, ils partaient. Elle n’avait jamais ni remords, ni regrets. Elle restait persuadée que c’était elle qu’on avait aimée, car ce secret, si bien gardé, ou bien elle, la vie, l’avenir, le passé, ne formaient qu’une seule entité.