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Billet de blog 8 avril 2017

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Le Bonheur selon Montaigne

Aujourd'hui, l'écriture est utilisée dans certaines formes de psychothérapies. On en connaît les bienfaits, les vertus, aussi bien sur le plan cathartique que sur les plans euristique et fondateur du moi. Montaigne en a fait l'expérience, au XVIè siècle, le jour même où il a décidé de se retirer pour apprendre à mieux vivre, pour savoir comment accepter la consciente cruauté de notre finitude.

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C.                          Interaction entre le moi et l’écriture

-Consubstantialité

« Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que n’étaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres. »

                                Chapitre 18, livre II, Du démentir

Idée

Montaigne a bien conscience que son livre est différent de ceux qui ont déjà été écrits. Reprenant l’idée de l’autoportrait exprimée dans l’adresse au lecteur, il précise que, dans le but de donner à voir aux autres une image plus nette de lui, il a forcé le trait de façon peut-être un peu caricaturale, en tout cas, il s’est volontairement peint avec outrance. De ce fait, son regard sur lui-même a également changé, découvrant soudain des traits de sa personnalité restés jusqu’alors dans l’ombre. C’est en ce sens qu’il peut parler de consubstantialité, d’interaction entre l’évolution du moi et le travail de l’écriture. Car en une mise en abyme infinie, il est à la fois la forme et le fond de son livre qui exhibe son être dans ses multiples, intimes et complexes dimensions.

CONTEXTE

Montaigne a 26 ans quand, en 1559, François II devient roi, à quinze ans. Il ne règne qu’un an mais subit l’influence des princes lorrains catholiques, les Guise. Il dirige donc le pays lorsqu’on massacre à Amboise de hauts dignitaires protestants soupçonnés de conspiration.

Cet assassinat marque le début des guerres civiles. Malgré la régence, à sa mort, de sa mère Catherine de Médicis, favorable à la liberté du culte, en 1562, 75 protestants sont assassinés sur les ordres du Duc de Guise. Suivra une période très instable durant laquelle se succéderont huit guerres de religions, entrecoupées de courtes trêves, révélant des velléités de pacification du pays, inefficaces.

Ainsi le début de la rédaction des Essais coïncide-t-il avec le célèbre massacre de la Saint Barthelemy, en 1572, à Paris, où furent assassinés des milliers de protestants.

Il est, à cet égard, étonnant que les Essais rédigés en des temps si troublés ne s’en fassent pas davantage l’écho, Montaigne se contentant d’évoquer, en toute impartialité, en dépit de son obédience au catholicisme, dans le chapitre 45 du livre I, la bataille de Dreux du 19 décembre1562, au tout début des guerres de religion, opposant, à son avantage, François de Guise au prince de Condé et à l’amiral de Coligny.

Sans doute, parce qu’il se garde bien de condamner l’un ou l’autre camp, comme le font, en faveur des protestants Agrippa d’Aubigné et, pour louer les catholiques, Ronsard.

Montaigne, lui, reste neutre. Il se satisfera, au chapitre 12 du livre III, de dénoncer la monstruosité des guerres civiles.

Commentaire

L’attitude de retrait qu’adopte Montaigne, dans les Essais, ne traduit ni indifférence ni égoïsme. Il suffit pour le comprendre de relire la citation ci-dessus. En effet, ce projet de se peindre, qui a donné naissance aux trois tomes des Essais, est bien révélateur d’un homme dont l’état d’esprit est un mélange d’incrédulité, d’étonnement, d’horreur et d’admiration mêlés. Montaigne affirme s’être peint pour autrui mais cela n’exclut pas l’idée qu’il se soit investi dans cette entreprise pour son propre compte avant de considérer l’intérêt d’autrui. Il lui a bien fallu qu’il discerne chacun de ses propres traits aussi bien physiques que mentales, qu’il s’apparaisse à lui-même avec une netteté suffisante pour tendre à autrui un autoportrait aux lignes claires et distinctes, aux couleurs vives, un autoportrait dessiné avec assurance et fermeté, dans toute la lumière de sa vérité ?

Tandis qu’il se peignait avec la plus grande acuité, son œuvre le transformait à son insu, car tout comme un miroir, elle lui indiquait ce qui ne lui convenait pas en lui et l’incitait, ainsi, à le modifier. Lui renvoyant l’image d’un homme qu’il ne souhaitait pas être, elle le contraignait à ne l’être plus, suscitant les changements indispensables pour ce faire.

Ainsi, Montaigne peut-il écrire qu’il n’a pas plus fait son livre que son livre ne l’a fait puisqu’il s’est agi d’un processus d’interactions permanentes entre l’auteur et l’œuvre. Désireux de se connaître, il ne s’est préoccupé que de lui en rédigeant ses Essais de telle sorte que leur contenu finisse par se confondre avec sa propre substance : « livre consubstantiel à son auteur ».

Il faut le croire quand il dit de son livre qu’il est un « membre » de sa vie et le terme est à entendre dans sa polysémie : son livre est à la fois assimilable à une partie de son propre corps, à une personne chère de sa famille ou à la portion d’une phrase, comme elle, fait de mots. D’ailleurs n’affirme-il-pas au chapitre 13 du livre III, à propos de la relation que son livre entretient avec sa propre personne : « Je n’étudie plus qu’autre sujet. C ‘est ma métaphysique. C’est ma physique. »

Différemment des autres livres, mais conformément à l’esprit humaniste qui fait de l’homme sa principale préoccupation, les Essais auscultent l’être humain en tant qu’il est à la fois matière et esprit. Comment mieux mener cette étude qu’en se prenant soi-même pour seul objet auquel consacrer toute son attention, toute sa vie ?

Vocabulaire

Consubstantiel : L’adjectif « consubstantiel » est formé du préfixe latin « cum »qui signifie « avec » et du radical « substance » qui a pour étymologie le latin « substare », « se tenir dessous ». Il est clair, dans l’emploi que Montaigne fait de ce terme, qu’il désigne l’essence ou la nature commune du livre et de son auteur. Les Essais et Montaigne partagent la même substance : ils sont faits d’une même nature.

Métaphysique : Du grec « meta ta phusica », nom donné par Andronicos de Rhodes aux œuvres d’Aristote qui venaient après la physique, du grec « phusika », « qui se rapporte à la nature ». Les deux termes permettent d’établir une distinction entre une physique portant sur des objets naturels ou matériels et une métaphysique portant sur des objets non perceptibles par les sens, comme, par exemple, l’âme ou Dieu.

Portée

La portée de cette réflexion de Montaigne apparaît avec une clarté encore plus grande si on la met en relation avec le contenu du chapitre 13 du livre III intitulé « De l’expérience ». Il s’agit du dernier chapitre de l’œuvre et son auteur revient sur ce qui en constitue la singularité : sa finalité, les moyens mis en œuvre pour l’atteindre et la façon dont il les a exploités pour en tirer le meilleur. En effet, loin du moraliste dans le rôle du quel a voulu le tenir le dix-septième siècle, quand il ne l’a pas condamné pour impiété, ou encore à mille lieux de l’annonciateur des lumières qu’ont voulu en faire les philosophes du XVIIIe siècle ; plus proche du portrait que brossent de lui au XIXe siècle les critiques littéraires, Nisard ou Faguet, Montaigne est un homme qui s’est donné pour objectif d’atteindre la vérité. Témoin lucide de sa propre existence, donc nécessairement de celle de l’homme en général, mais aussi témoin de son temps, la société du XVIe siècle, éclairée par sa grande connaissance de l’Antiquité et de ses grands penseurs, il a voulu comprendre sa vie dans le monde où il était né. Il a nourri le dessein de faire des Essais un miroir susceptible de refléter à la fois l’introspection de son regard et l’image de la réalité qui l’entourait dont il était un très fiable observateur.

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