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Billet de blog 9 avril 2017

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Le bonheur selon Montaigne

A chaque page des "Essais", Montaigne semble nous dire : "Ne voyez-vous donc pas, en me lisant chaque jour, que je suis engagé dans une voie sans retour? A mon corps défendant, en dépit de ma raison souveraine, ne comprenez-vous pas que l'écriture exulte en moi comme un vin de Champagne?

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D.                          Sur la route de l’écriture

-Un cheminement sans fin

« Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? »

                                Chapitre 9, livre III, De la vanité

Idée

Non sans une certaine distance ironique, Montaigne pose au lecteur une question rhétorique soulignant le caractère interminable des Essais. Il emploie la métaphore de la « route » par laquelle chemine son écriture comme sa vie elle-même progresse vers son terme. Bornes inconnues de la conscience d’une mort, certainement bien présente à son esprit, qui ne se manifestera que lorsque l’encre et le papier viendront à manquer. Autre métaphore qui noue son existence et sa durée avec le temps indéterminé de la réflexion couchée sur le papier.

Contexte

En 1580, Montaigne fait paraître les deux premiers livres des Essais, à Bordeaux, chez Sébastien Millanges.

Cependant, son œuvre n’est pas terminée. Même si la maladie de la gravelle, dont il souffre énormément, lui impose des soins prodigués dans des cures thermales où il se rend en France, en Allemagne et en Italie ; même s’il prend le temps, durant son séjour à Paris, de présenter son ouvrage au roi Henri III, grâce à qui il est élu maire de Bordeaux en septembre 1581, et doit donc mettre un terme à ses voyages, alors qu’il se trouve en Italie, afin d’assumer ses fonctions ; et même s’il Joue un rôle politique de médiateur -en 1583, entre Henri de Navarre, gouverneur de la région protestante de la Guyenne qu’il habite et le Maréchal de Matignon, substitut, en l’occurrence, du roi Henri III- et parvient à faire échouer, en 1585, une tentative d’invasion de Bordeaux par une association de catholiques très active contre les protestants, la Ligue ; Montaigne ne cesse de relire et d’étoffer les deux premiers livres des Essais, tout en commençant la rédaction du troisième tome.

En 1588, chez Abel L’Angelier, est publiée la nouvelle version des Essais, comprenant les trois livres écrits. Ce n’est néanmoins pas cette édition de l’œuvre que l’on appelle l’ « Exemplaire de Bordeaux », mais sa réédition, en 1595, par Marie de Gournay, dont Montaigne avait fait la connaissance à Paris en 1588, et qu’il nommait sa « fille d’alliance », dernière mouture de l’ouvrage, modifié, enrichi par les multiples ajouts des réflexions de Montaigne à la lecture de son propre texte, travail qu’il a mené jusqu’à sa mort, en 1592.

Commentaire

Dans le chapitre 9 du livre III, dont cette citation est extraite, Montaigne désigne ses écrits par l’expression : « des excréments d’un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche et toujours indigeste. » Qu’est-ce à dire ? Quelques lignes avant cette dénomination assez peu flatteuse de son texte, il donne l’exemple d’ « un gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son ventre (…) ». S’ensuit la description du spectacle de ce personnage fantasque, étudiant le contenu de ses nombreux bassins, exposés, chez lui, aux yeux de tous et sujet de tous ses « discours ».

Montaigne illustre, là, l’extrême diversité des intérêts  des hommes pour des sujets variés. Passions susceptibles d’apparaître aux yeux d’autrui comme insipides ou, pour le moins, rébarbatives. Alors qu’elle représente, pour celui qu’elle obsède, l’unique source de ses « propos », le seul sujet digne d’intérêt. Quoi qu’il en soit,  Le terme choisi par Montaigne pour qualifier son texte n’est pas anodin. En effet, au-delà de la distance critique de l’auteur feignant le mépris de la qualité de ses réflexions, le mot « excréments », abstraction faite de sa dimension scatologique, exprime l’évolution de la pensée de Montaigne, le lent processus de maturation qui est le sien, les différentes phases de sa transformation nécessaires à son plein développement. Montaigne évoque, d’une façon quelque peu triviale qui n’est pas loin de la pudeur, l’intimité de ses écrits, le caractère viscéral d’un texte qui le contient dans toute son appartenance humaine à la nature, c’est-à-dire au règne du vivant, qui entretient des échanges permanents avec le monde extérieur, non pas seulement intellectuels mais aussi matériels, comme tout organisme animal. Ainsi que le définira Buffon au XVIIIe siècle, le vivant est « la matière vivante et organisée qui sent, agit, se meut, se nourrit et se reproduit. » L’adjectif « indigeste », employé par Montaigne, souligne la complexité de ce dont il est question : les Essais sont un texte protéiforme, écrit à « sauts et à gambades », dont l’apparent désordre masque l’unité d’une préoccupation constante, celle d’essayer de comprendre le monde, les autres et soi. Il est évident que si Montaigne a consacré un millier de pages pour réaliser ce projet, il ne saurait être aussi « digeste » pour le lecteur que n’importe quel autre texte. Et si les « excréments », dans le sens de sécrétion, d’élaboration féconde d’une substance longuement réfléchie, filtrée, sont « dur tantôt, tantôt lâche », c’est parce que Montaigne, de la même façon qu’il aime aborder son sujet en toute liberté, loin de toute approche systématique, en privilégiant la diversité, se défiant d’une focalisation myope, il se méfie de toute progression préconçue de la pensée, préférant la réalité concrète telle qu’elle s’offre au regard, à l’abstraction d’une réflexion trop rigoureuse et dogmatique, stérile.

Vocabulaire

Fin : terme que vise un processus, ce qui suppose une conscience ou une intelligence. Aristote a nommé « cause finale » l’explication causale faisant intervenir les fins, lorsqu’on estime que le terme dirige le processus. Il est donc aisément compréhensible que les Essais soient une œuvre sans fin dans la mesure où sa visée est de l’ordre de l’absolu qu’il s’agisse du projet qu’a Montaigne de se peindre (mouvance, évolution incessante du modèle), ou de l’objectif implicite de ce projet : répondre aux multiples questions que pose l’existence.

Essentiel : est essentiel ce qui renvoie à l’essence de quelque chose, c’est-à-dire la propriété qui la définit. Quelle est la nature de l’homme est une question qui fait intervenir tant de paramètres que mille pages ne sont à même de la définir. Pas plus que celle de la réalité.

Idéal : du grec « idea », « forme, idée ». Conformément à l’étymologie, l’idée est ce par quoi la pensée se rapporte au réel. Les idées rendent le monde intelligible. Le réel relevant du registre du fait, l’idéal renvoie au registre des normes et des valeurs. L’idéal désigne alors le terme ultime d’un projet, moral, politique ou plus largement normatif. Pour Montaigne, dans les Essais, l’idéal est une notion péjorative car, négligeant la réalité concrète du monde, il est une manière subjective d’envisager le réel selon une échelle normative et axiologique (relative aux valeurs). Si, aux yeux de Montaigne, un quelconque idéal existait, il résiderait dans l’accès enfin permis à l’absolu auquel nous faisions référence ci-dessus.

Portée

On l’a vu, Montaigne n’a pas cessé jusqu’à sa mort, de remanier et de développer, par de constants ajouts, ce qui fut l’œuvre de toute sa vie. L’extrait que nous avons étudié provient du chapitre 9, du livre III des Essais. Il ne restait donc à l’auteur que quatre chapitres avant d’achever son livre et pourtant ce n’est manifestement pas l’impression qu’il avait, celle d’approcher du terme de son ouvrage ! Bien au contraire, il était conscient de l’exigence absolue de la rédaction d’une œuvre qui se révèlerait interminable. C’est d’ailleurs ce qu’il faut comprendre en lisant le dernier chapitre du livre III, le chapitre 13, lorsque Montaigne rappelle sa façon toute personnelle de travailler dans le but d’atteindre ou mieux de chercher à atteindre la vérité, conférant à l’expérience du fait même de vivre une place prépondérante par rapport à celle de l’érudition. D’ailleurs les Essais témoignent clairement de l’importance déclinante, au fil de l’écriture de l’œuvre, des citations prélevées dans les livres de ses auteurs préférés.

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